bigbang
Photo : Klemen Vrankar / Unsplash, détail.

Le prêtre catholique oublié qui a découvert le bigbang

George Lemaître est peut-être l’un des trois noms les plus importants de la cosmologie au 20e siècle, aux côtés d’Albert Einstein et d’Edwin Hubble. Or, son nom est largement oublié des manuels d’histoire des sciences. Heureusement, c’est en train de changer.

Si on demandait aux gens de nommer une seule des grandes théories scientifiques du 20e siècle, celle du bigbang arriverait probablement en tête de liste. Tout le monde connait l’expression et sait à peu près de quoi il en retourne : une explosion cosmique initiale qui a donné naissance à tout l’univers qu’on connait. Boum ! Et treize milliards d’années plus tard, on est assis dans un café à prendre des cappuccinos. 

Si on connait la théorie, celui qui en a écrit les bases est largement passé dans l’ombre. George Lemaître, chanoine catholique et réel fondateur de la théorie du bigbang, reste l’un des plus grands oubliés de l’histoire des sciences.

La théorie du bigbang n’est pas née d’un seul coup ; après sa publication, elle a été encore enrichie, peaufinée et vérifiée. S’il y a plusieurs acteurs importants dans l’histoire de cette découverte, trois noms sont toutefois à retenir : Einstein, Hubble et Lemaître.

Un peu d’histoire

En 1917, Albert Einstein publie sa théorie sur la relativité générale qui redéfinit notre compréhension de la gravité et fonde littéralement la cosmologie moderne. Einstein est le premier à tenter de décrire scientifiquement la structure de l’Univers dans son ensemble. 

La même année, l’astronome Vesto Slipher constate un décalage vers le rouge des « nébuleuses spirales ». Leur lumière s’étire, comme si elles s’éloignaient de nous. En 1924, Edwin Hubble montre que ces « nébuleuses spirales » sont en fait d’autres galaxies en dehors de notre propre Voie lactée ; en 1929, il démontre que la vitesse de fuite (récession) des galaxies croît avec leur distance : plus une galaxie est loin, plus elle s’éloigne rapidement. Ces découvertes de Hubble élargissaient radicalement ce qu’on croyait être jusqu’alors notre univers.

Ce que Lemaître est le premier à faire est de prendre les équations d’Einstein et de les appliquer aux observations faites par Hubble.

Entre temps, en 1927, Lemaître publie dans les Annales de la Société scientifique de Bruxelles un article formulant la théorie d’un Univers en expansion. Il s’agit là de l’explication de la fuite des galaxies observées par Slipher et Hubble. 

Un physicien russe, du nom d’Alexander Friedmann, avait déjà proposé comme solution aux équations d’Einstein un monde en expansion « créé à partir de rien ». Mais l’exercice est jusque-là seulement mathématique. Ce que Lemaître est le premier à faire est de prendre les équations d’Einstein et de les appliquer aux observations faites par Hubble.

En 1931, Lemaître avance une nouvelle idée. En refaisant le film de l’Univers à l’envers, il suppose que l’Univers a été, à ses débuts, concentré en une masse extrêmement compacte qu’il nomme « l’atome primitif ». Cet « atome » primitif devait ensuite, dans un gigantesque feu d’artifice, donner naissance à notre Univers. C’est là l’acte de naissance de la théorie que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « bigbang ».

Le grand oublié

Pendant plusieurs décennies, la communauté scientifique est divisée entre cette vision d’un Univers en expansion et celle, plus rassurante, d’un Univers statique et stable. 

Einstein et Hubble ont eux-mêmes beaucoup de difficultés à accueillir cette découverte. Einstein admire les talents en mathématiques de Lemaître, mais juge sa physique « abominable » ; il l’accuse de faire de la « physique de prêtre ». Hubble, selon l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, n’a jamais compris la théorie du bigbang. Bien qu’il ait observé la fuite des galaxies, il ne l’a pas théorisée.

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Plusieurs voient d’un mauvais œil cette théorie : elle semble avoir des relents de créationnisme. C’est d’ailleurs le physicien Fred Hoyle qui formule l’expression « bigbang » alors qu’il ridiculise la théorie sur les ondes de la BBC. Hoyle est irrité par cette création de matière ex nihilo qui semble appeler une intervention divine.[1]

Lemaître était en réalité un scientifique autant qu’un théologien rigoureux. Il avait adopté fidèlement la distinction thomiste entre « commencement » et « création ». Ainsi, le commencement de l’Univers physique que nous connaissons peut être décrit scientifiquement ; il n’est ni synonyme ni preuve d’un acte créateur de Dieu. À l’inverse, Dieu peut librement créer un univers qui soit éternel, sans commencement ni fin, le temps étant un phénomène interne à l’Univers physique.

La loi de Hubble

Lorsque Lemaître publie son article sur l’univers en expansion, en 1927, il calcule déjà que les galaxies devraient s’éloigner à une vitesse proportionnelle à leur distance. Seulement, son article, paru en français dans une revue belge, passe inaperçu. Cette loi prédite par Lemaître a été observée deux ans plus tard par Hubble. On lui a donc attribué à tort la paternité de la loi baptisée ensuite « loi de Hubble ». Lorsque par la suite, en 1931, Arthur Eddington prend en charge de publier la traduction de l’article du chanoine, il n’inclut pas le passage où Lemaître énonce la loi sur la vitesse de récession des galaxies.

On a découvert seulement en 2011 que Lemaître lui-même avait traduit son article et humblement suggéré cette coupe, jugeant que les calculs de Hubble étaient plus précis. C’est donc paradoxalement Hubble, qui n’a jamais compris la théorie de Lemaître, qui héritera de manière posthume du titre de fondateur de la théorie du bigbang, notamment à cause de l’importance qu’il avait acquise dans la presse scientifique.

En 1948, George Gamow, un jeune élève de Friedmann, physicien russe, suggère que l’univers dans sa première phase d’expansion devait être extrêmement chaud. C’est durant cette phase qu’avaient dû être créés les éléments chimiques de base de notre univers. De cette phase, il devait rester un rayonnement, très faible, baignant l’univers. 

Or, en 1964, Arno Penzias et Robert Wilson découvrent, un peu par hasard, pendant une expérience de la Nasa, ce rayonnement fossile émis quelque 380 000 ans après le bigbang. Quelques mois avant sa mort en 1966, George Lemaître, alors très malade, est mis au courant de cette découverte qui confirmait au monde sa théorie. 

En 1978, Penzias et Wilson recevront le prix Nobel de physique pour leur découverte du fond diffus cosmologique et Lemaître sera oublié.

George Lemaître avait aussi théorisé l’énergie sombre cinquante ans avant 1998, date officielle de sa découverte par un trio d’astronomes américains (Perlmutter, Riess, Schmidt).

Une réhabilitation posthume pour Lemaître

Jusqu’à récemment, le nom de George Lemaître était pratiquement absent des livres d’histoire des sciences, un exemple flagrant étant Une brève histoire du temps de Stephen Hawking. Plusieurs considèrent cet oubli comme une des plus grandes injustices de l’histoire de la science. 

Cependant, à la fin des années 90, le cosmologiste Jean-Pierre Luminet et le philosophe des sciences Dominique Lambert ont accordé plusieurs travaux à Lemaître, afin de lui redonner sa place dans l’histoire.

Le 26 octobre 2018 survient un dénouement heureux à cette histoire. L’Union astronomique internationale, qui regroupe alors plus de 11 000 astronomes dans 74 pays, vote à 78 % pour renommer la loi de Hubble « loi de Hubble-Lemaître », reconnaissant ainsi l’apport fondamental de Lemaître à la cosmologie moderne. 

Pour l’anecdote, il s’agit du même organe qui avait voté en 2006 pour la reclassification de Pluton comme « planète naine ». Si la rétrogradation de Pluton a entrainé une rectification, notamment dans les manuels scolaires, on peut espérer un correction semblable qui permettra enfin de donner à Lemaître la postérité qui lui est due. 

La figure de Lemaître est d’une grande importance pour le dialogue entre foi et raison. La modernité scientifique aime se raconter et se répéter à elle-même, comme une sorte de mythe fondateur, les procès religieux de Galileo Galilei et Giordano Bruno, pour dire : « voyez comme la science nous a sorti de l’obscurantisme de la religion ». Or, Lemaître, par toute sa rigueur intellectuelle, illustre que science et foi, science et transcendance ne s’opposent pas.

Pour aller plus loin :

Dominique Lambert, Un atome d’univers : la vie et l’œuvre de George Lemaître, Bruxelles, Lessius, 2011, 372 p.



Note :

[1] Fred Hoyle est responsable de la découverte en 1954 du processus de fabrication des atomes lourds, éléments nécessaires à la formation des planètes et de la vie, au sein des étoiles. Fermement athée à l’époque de la découverte de Lemaître, Hoyle a été « grandement ébranlé » par sa propre découverte : que tous les éléments nécessaires à l’apparition de la vie proviennent des étoiles semblait suggérer une « main bienveillante ».

Alex Deschênes

Alex Deschênes détient une maîtrise en Littérature et rédige présentement une thèse de doctorat en philosophie. Marié et père de trois enfants, vous le trouverez, quand il n’est pas au travail ou avec sa famille, dans un champ avec son télescope ou en train de visionner un film de Terrence Malick.