Je n’ai vécu qu’une seule expérience d’exode dans ma vie. J’étais alors à Paris pour mes études en philosophie.
Au début, j’étais sous le charme. Les cafés et les Champs-Élysées, la pyramide du Louvre et les jardins du Luxembourg, la Comédie française et l’opéra Garnier. Je m’émerveillais de l’architecture de chaque bâtiment, de l’histoire de chaque avenue, des connaissances de chaque citadin.
Paris m’avait […] délivré. Délivré du mépris inavoué de ma propre patrie, délivré de l’illusion que bonheur rime avec ailleurs.
Les premières amours passées, je suis durement entré en choc culturel. J’expérimentais le stress et la désorientation vécus par tous ceux qui doivent réapprendre à vivre dans une nouvelle culture. Après le « tout nouveau, tout beau » vient le « tout différent, tout pesant ».
Les rues historiques étaient (aussi) pleines de pisse, et le métro dépressif. Le prix des bons petits restos exorbitants et les Parisiens chi… Bref, Paris m’a envouté, Paris m’a écœuré. Mais après tout ça, j’ai compris que Paris m’avait aussi délivré. Délivré du mépris inavoué de ma propre patrie, délivré de l’illusion que bonheur rime avec ailleurs.
Et pourtant, j’ai dû aller à l’étraner pour le réaliser. Ce qui prouve bien qu’il y a des exodes salutaires.
Victimes et coupables
Probablement parce qu’ils se réfèrent tous deux à une sortie vers d’autres contrées, il n’est pas rare que l’on confonde l’exode et l’exil.
Alors qu’« exode » vient du grec ex « hors de » et hodos « route, voyage », « exil », lui, vient du latin exsul, qui signifie « banni » ou « proscrit ». Si l’on se fie à leur étymologie, les deux mots partagent l’idée d’un déplacement, mais ils s’opposent quant à leur raison d’être.
Tandis que l’exode renvoie à un mouvement volontaire, qui n’est certes pas sans évènements contraignants et arrachements déplaisants, l’exil est avant tout subi comme un châtiment.
D’un côté, on a affaire à des victimes, et de l’autre, à des coupables. Dans la vie concrète, toutefois, les uns et les autres semblent souvent les mêmes. Voilà pourquoi nos exodes sont souvent relus comme des exils, nos sorties de secours comme des entrées en prison.
Sortir et rentrer
De l’Exode d’Égypte à l’exode rural en passant par l’exode fiscal, il s’agit toujours d’une expérience de sortie. Sortir de la guerre, sortir de la norme, sortir de son confort ou de ses oppressions, c’est le lieu quitté qui focalise l’attention de l’exilé. Et pourtant, c’est le lieu où il va qui lui donne la force d’avancer. Comme disait Boris Vian : « Une sortie, c’est une entrée que l’on prend dans l’autre sens. »
S’il y en a bien un qui est sorti aisément de chez lui, c’est le fils prodigue de la parabole évangélique. Mais c’est justement en « rentrant en lui-même » qu’il a amorcé ce grand retour à la maison. Comme quoi sortir est parfois un grand détour pour mieux rentrer chez soi.
Chemin du pécheur, comme du sauveur d’ailleurs. « Exitus reditus », disaient les théologiens médiévaux. Voilà un mouvement divin où l’amant sort de soi pour mieux rentrer chez soi, mais accompagné de l’être aimé.
Voilà pourquoi, si tout exil est douloureux, tout exil est aussi amoureux. C’est l’amour qui fait partir et l’amour qui fait revenir, c’est l’amour qui se détache et encore l’amour qui s’adapte. Bien avant Jésus, Aristote avait du reste déjà compris que la cause première de tout mouvement n’est rien d’autre que l’amour de Dieu (Métaphysique, livre Lambda, 7).
Va vers toi
En conversant avec l’intellectuelle juive Sarah Lipsyc, quel étonnement j’ai eu d’apprendre que le « quitte ton pays » que Dieu commande à Abraham se dit Lekh Lekha en hébreu et se traduit littéralement par « va vers toi ». Tant et si bien qu’Abraham se trouvait en exil là où il était et non pas là où il allait. N’est-ce pas que nous sommes si souvent loin de nous-mêmes et que c’est par le détour de l’autre que l’on rentre au mieux chez soi ?
En entrant dans les histoires de tous ces exilés du plus récent numéro spécial du magazine Le Verbe, je vous souhaite de vivre la grâce de rentrer, renouvelé, en vous-même. Lekh Lekha !