L’amour, c’est terminé.
Eva Illouz, sociologue franco-israélienne, tranche la question dans son dernier ouvrage La fin de l’amour : enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 2020). L’amour serait désormais relégué au passé, un spectre d’un autre temps, une relique vintage, une vieille affaire que la jeunesse d’aujourd’hui, qui pourtant y aspire encore, est condamnée à regretter avec nostalgie.
Comment en serions-nous arrivés là ?
Le revers de la médaille
Jusqu’à la moitié du 20e siècle, la cour et les relations amoureuses étaient régies par des cadres normatifs, par des certitudes sociales. Les rôles de l’homme et de la femme, les termes de l’engagement, y étaient définis et clairs. La communauté décidait en quelque sorte pour les individus, mais était conséquemment aussi garante du maintien de la relation, portait aussi le poids de l’engagement.
Pour Illouz, la conséquence serait une profonde incertitude affective dans la plupart des relations aujourd’hui. Les hommes et les femmes sont constamment taraudés par le doute dans leurs amours. Est-ce le bon ? Est-ce la bonne ? Est-ce que je l’aime encore ? Est-ce que je l’aime vraiment ? Vais-je toujours l’aimer ? Ces questions étant insolubles, elles nous maintiennent dans l’angoisse.
La modernité en quête de liberté voyant ces cadres comme des carcans, des petites prisons du quotidien (ce qu’ils ont pu devenir dans bien des occasions), a cherché à s’en émanciper. Or, il y avait un revers à cette libération : enlever les cadres normatifs établis par la communauté, c’est rapporter tout le fardeau de l’amour sur l’individu. Beaucoup à porter pour de si frêles épaules.
Dorénavant, dans la plupart des cas, le contrat d’engagement soit n’est pas très bien compris (jusqu’à ce que la mort nous sépare, c’est une métaphore, non ?), soit est tacite (on suppose s’entendre sur certains éléments comme la confiance mutuelle, le respect, la communication), soit est tout bonnement absent. Dans tous ces cas, on se bâtit dans un pit à sable.
Pour Illouz, la conséquence serait une profonde incertitude affective dans la plupart des relations aujourd’hui. Les hommes et les femmes sont constamment taraudés par le doute dans leurs amours. Est-ce le bon ? Est-ce la bonne ? Est-ce que je l’aime encore ? Est-ce que je l’aime vraiment ? Vais-je toujours l’aimer ? Ces questions étant insolubles, elles nous maintiennent dans l’angoisse.
Quel paradoxe ! Maintenant que l’Homme est libre, il n’a jamais été aussi incertain et angoissé, il ne s’est jamais senti autant prisonnier de son existence.
Choisir ou ne pas choisir
À notre époque, le choix est un élément central autour duquel s’organise et s’articule le moi, à travers lequel on exprime sa volonté, sa liberté. Par ailleurs, depuis quelques décennies, un petit nouveau a fait son entrée fracassante dans nos vies : le non-choix. Il correspond au fait de choisir de ne pas choisir quelque chose (ou quelqu’un). Désormais, on refuse, on rejette beaucoup plus qu’on ne choisit. On dit non beaucoup plus que oui. Nos glissements du pouce vers la gauche en témoignent.
Si le monde libre nous dit qu’il s’agit d’un progrès (plus de choix = plus de liberté), l’individu demeure avec la curieuse impression qu’en fait non, ne pas choisir, c’est aussi faire un choix. Et même, ne serait-ce pas souvent encore plus angoissant que de choisir ?
À l’écoute de mon corps
L’Homme est aujourd’hui postmoderne. Et que fait cet Homme lorsqu’il porte le fardeau du choix individuel ? Sur quoi peut-il reposer ses décisions quand on lui enlève l’idée de réalité objective, de vérité ontologique, si ce n’est sur son ressenti, sur ses affects, qui lui semblent tellement authentiques, tellement vrais ?
Le ressenti, selon Eva Illouz, étant de plus en plus relié à l’écoute des sens, au plaisir corporel, c’est maintenant avec notre corps qu’on choisit dans nos relations amoureuses. Le sexe est devenu le baromètre de la relation. Il est d’abord aux origines de la relation, incontournable le ou les premiers soirs, à la manière d’un test infaillible de compatibilité. Un Love meter sans égal. Car que ça marche au lit, c’est la base. On verra ensuite si on a des intérêts communs.
Le sexe est aussi la mesure pendant la relation, permettant de savoir si celle-ci est épanouie ou encore bat de l’aile. Enfin, logiquement, il annonce la fin des relations amoureuses, les difficultés sexuelles étant de plus en plus fréquemment au cœur des ruptures.
Quelle espérance ?
Eva Illouz ne vient pas dans son livre annoncer l’échec de la libération sexuelle. Celle-ci était, selon elle, nécessaire. Elle pointe du doigt un autre coupable de cette débandade (sans jeu de mots) de l’amour : le capitalisme scopique. Le capitalisme de l’image, celui de Big Brother. Celui qui réduit les individus à des consommateurs et les relations à de simples choix individuels, à des questions d’offre et de demande, dans lesquelles on s’échange des sentiments comme on troque au marché.
Après un tel constat dévastateur sur la fin de l’amour, on serait tenté d’attendre une réponse proportionnelle à la lourdeur de ce constat. Mais non. Comme pointe d’espérance, Illouz termine en proposant de rétablir certains rituels au sein du couple pour lutter contre la logique marchande et rétablir l’équilibre…
Une conclusion qui peut nous laisser sur notre faim.
Pourtant, cette riposte aux amours mouvants, il me semble l’avoir déjà lue quelque part…
« La pluie est tombée, les torrents ont dévalé, les vents ont soufflé et se sont abattus sur cette maison ; la maison ne s’est pas écroulée, car elle était fondée sur le roc. » (Mt 7, 25).