Le 28 novembre 2020, Florence Malenfant donnait naissance à son cinquième enfant. Cyrille est un petit garçon plein de vigueur, même s’il doit conjuguer avec le spinabifida, une malformation de la moelle épinière. Elle nous a raconté les défis et les grâces qu’elle et son mari ont rencontrés après avoir choisi de garder un enfant vivant avec un handicap. Une histoire qui interroge notre ouverture à accueillir la différence et à accepter la faiblesse.
Comment ton mari et toi avez-vous appris que vous attendiez un enfant avec un handicap ?
On est allés à l’échographie habituelle de 21 semaines. Comme ce n’était pas notre premier examen du genre, on a rapidement remarqué que le technicien était anormalement silencieux, qu’il s’attardait longuement à certains endroits sur le corps du bébé. Puis il a dit : « Ça ne sera pas long, le médecin va venir pour vous expliquer ce qu’il se passe ». La médecin est arrivée très vite et nous a tout de suite annoncé : « Écoutez, votre enfant a une malformation grave, ça s’appelle un spinabifida. C’est au niveau de son dos : c’est ouvert. Il y a des atteintes au niveau de son cerveau aussi ». Puis elle ne nous en a pas dit vraiment plus que ça.
Comment avez-vous réagi ?
Moi, ma première question, ça a été : « Est-ce que c’est une condition qui est viable ? Est-ce qu’il va survivre ? » Puis elle, tout de suite, elle m’a dit : « Oui. Je vais vous envoyer consulter en grossesse à risque dans un autre hôpital ».
La semaine suivante, on a rencontré un généticien et une gynécologue qui nous ont exposé tout ce que le spinabifida pouvait causer chez notre enfant. Ils nous donnaient des pronostics épouvantables : qu’il serait atteint à plusieurs organes vitaux, qu’il ne marcherait assurément pas, qu’il serait probablement très atteint cognitivement aussi. C’était essentiellement comme s’ils nous livraient une condamnation.
Mon premier réflexe a alors été d’effectuer des recherches. J’ai fait beaucoup d’appels téléphoniques. J’essayais de m’informer le plus possible pour être prête. Je pense que c’était ma manière de vivre mon deuil d’avoir un enfant qui ne serait pas en parfaite santé. Et aussi une manière d’avoir un peu de contrôle. Parce qu’en fait, la réalité, c’est qu’on n’avait aucun contrôle sur ce qui allait arriver. Personne ne pouvait prévoir. Les médecins eux-mêmes n’avaient aucune idée des atteintes réelles que notre fils aurait tant qu’il ne serait pas né.
Avez-vous alors pensé avorter ?
Dès le moment où nous sommes sortis de l’échographie, mon mari et moi, même si nous étions un peu sous le choc, c’était clair pour nous que cet enfant-là était un cadeau et que nous allions le garder, peu importe comment il était. La question ne s’est jamais vraiment posée.
Avez-vous senti qu’on vous appuyait dans votre désir de garder l’enfant ?
Malheureusement non. On s’est sentis incompris, jugés et même parfois méprisés dans notre décision de garder Cyrille. On a eu plusieurs commentaires insidieux. On m’a reposé la question plusieurs fois au fil des semaines de suivi pour savoir si j’avais changé d’idée.
Pendant la grossesse, il y a une médecin qui a clairement fait allusion au fait que, comme j’étais une mère à la maison, j’étais surement moins apte à prendre des décisions sensées pour la garde du bébé. Puisque j’avais décidé qu’on n’avortait pas, alors c’était sûr pour elle qu’il devait me manquer quelques ampoules en haut. C’était clair comme ça.
Même après avoir accouché, des infirmières me demandaient encore en néonatalogie : « Vous n’avez pas dû le savoir avant d’accoucher, qu’il serait comme ça ? » Comme si, pour elles, c’était une aberration qu’on ait pris la décision de garder un enfant avec un handicap, alors qu’elles le voyaient très bien, qu’il était merveilleux.
Plus d’un an après sa naissance, il y a encore des spécialistes qui sont étonnés. C’est une des premières questions que je me fais poser. Ça montre comment notre système de santé est tordu. Dans le fond, ces enfants handicapés dont le dépistage avait été fait avant la naissance, ils passent entre les mailles du filet, parce que le système n’est pas fait pour les garder.
Est-ce qu’on a vraiment un système médical pro-choix ?
Je pense qu’on a un système médical antifaiblesse. Notre système est incapable d’accepter la faiblesse, peu importe ses formes, peu importe à quel âge. Ce que je constate, c’est que lorsque la médecine n’a pas de réponses pour guérir un problème, son premier réflexe c’est de l’éliminer avec la personne.
Ce que je constate, c’est que lorsque la médecine n’a pas de réponses pour guérir un problème, son premier réflexe c’est de l’éliminer avec la personne.
De nous jours, la base des décisions anténatales, c’est la « qualité de vie ». À partir du moment où l’on considère que la « qualité de vie » de quelqu’un est menacée, alors on croit que sa vie n’a plus de raison d’être et qu’il vaut mieux l’éliminer. C’est la même chose que l’on voit avec l’aide médicale à mourir.
Mon mari et moi, c’est ce qu’on a expérimenté pendant la grossesse de Cyrille, et ce, jusqu’à trente-deux semaines. Puisque le spinabifida n’est pas une malformation qui se guérit, alors c’était une aberration pour le personnel médical qu’on choisisse de garder notre enfant. Et c’est la même attitude que l’on voit pour plusieurs autres diagnostics anténataux. On a juste à penser à la trisomie ou aux retards mentaux. C’est toujours la même histoire qui se répète.
Est-ce que vous avez tout de même eu peur, ton mari et toi ?
Oui, car on nous donnait plusieurs informations contradictoires. Je ne savais même pas si je devais me préparer à accueillir un enfant polyhandicapé à la maison ou si je m’apprêtais à enterrer un enfant. Parce qu’on s’est aussi fait dire qu’il y avait des risques qu’il ne survive pas plus que quelques jours. Pour moi, c’était vraiment cette peur-là qui me prenait aux tripes, celle d’avoir à enterrer un autre enfant. Car trois ans auparavant j’ai perdu notre fils François à trente-sept semaines de grossesse, et j’ai fait une autre fausse-couche tardive deux ans plus tard. Mais jamais on n’a eu peur d’avoir un enfant différent du fait de son handicap.
C’est certain qu’après, il y avait des questions dans le long terme qui pouvaient être préoccupantes : est-ce qu’il va pouvoir aller à la même école que ses frères ? Est-ce qu’il va être capable de bien communiquer avec nous s’il a des atteintes cognitives ? Mais c’étaient plus de petites craintes, pas de vraies peurs.
Heureusement, vers la fin de la grossesse, on a rencontré le neurochirurgien qui allait prendre Cyrille en charge dès sa naissance. Lui, il était vraiment relax, positif et rassurant. Il a pris le temps de nous expliquer ce qui allait arriver et de répondre à nos questions. Il a démonté plusieurs pronostics plutôt sombres que d’autres spécialistes avant lui avaient faits. De son point de vue, il n’y avait pas vraiment de problème : il allait réparer son dos, tout simplement.
Comment s’est passé l’accouchement ?
Il y avait beaucoup de spécialistes dans ma chambre au moment où Cyrille est né. Tout le monde a été vraiment surpris de sa vigueur. Il est sorti, il criait et bougeait partout. Il semblait vouloir nous montrer à tous à quel point il était vivant. Ils ont même pu le mettre sur moi avant de l’amener en néonatalogie pour opérer sa lésion dans le bas du dos. C’était quand même une grosse opération de quelques heures, mais ça s’est très bien déroulé. Il s’est très bien remis de l’intervention et il a eu une autre opération trois mois plus tard, afin de poser une dérivation pour contrôler l’hydrocéphalie. Il y a eu quelques pépins, mais rien de majeur.
En fin de compte, à quoi risque de ressembler la vie de Cyrille plus tard ?
Rapidement, dès la naissance, on a vu que cet enfant avait un désir profond de vivre. Ce n’était pas ce qu’on s’était fait annoncer du tout.
Cyrille a de très bonnes chances de pouvoir marcher de façon presque autonome, avec un peu de soutien, peut-être une canne. Sinon, en ce qui concerne la santé, il y a sa dérivation qu’il faut surveiller, à cause de l’hydrocéphalie, mais là encore, il y a plusieurs personnes qui vivent avec ça toute leur vie sans que ça leur pose de grands problèmes. C’est à peu près tout.
Mais pour l’instant, les gens sont émerveillés par lui. C’est un bébé qui a beaucoup de charisme, qui aime beaucoup les gens. C’est sûr qu’il dégage beaucoup. Alors c’est surtout ça qui frappe ceux qui le voient, ce n’est pas le fait que ses pieds sont croches.
Qu’est-ce qu’un enfant différent comme Cyrille apporte dans votre famille ?
Ça change tout, un enfant comme ça ! Ma façon de voir les choses est complètement différente. On réalise à quel point chaque chose qu’on pense normale dans le développement d’un enfant est un miracle.
La faiblesse, ce n’est pas quelque chose qui tue, au contraire, la faiblesse peut être l’occasion d’être encore plus fort.
Je pense aussi qu’on a tous gouté dans la famille, chacun à notre manière, que la faiblesse, ce n’est pas quelque chose qui tue, qu’au contraire, la faiblesse peut être l’occasion d’être encore plus fort. Parce que tout le monde à notre manière, on est handicapés. Alors, que ce soit le fait de ne pas pouvoir utiliser ses jambes, ou d’avoir de la difficulté à lire, ou d’avoir de la difficulté à aimer… ce sont toutes des formes de handicap, et c’est juste qu’il y en a des plus évidentes que d’autres.
Cela nous a aussi permis de parler de cette réalité avec ses grands frères. C’est un parallèle qui est facile à faire avec leur quotidien. On a tous des situations de faiblesse où on a plus ou moins le contrôle sur ce qui se passe dans notre vie. Ça leur a permis, je pense, de s’ouvrir à leurs propres incapacités à eux aussi.
Que dirais-tu à une mère qui vient d’apprendre qu’elle porte un enfant avec un handicap ?
Cela peut sembler quétaine, mais je lui dirais d’écouter son cœur en premier, son cœur de mère, qui connait déjà son enfant.
Je lui dirais aussi d’aller chercher d’autres parents qui vivent avec des enfants comme le sien, pour écouter des expériences de gens qui vivent avec cette réalité. Parce que les médecins ne vivent pas avec ces enfants-là. Eux, ce qu’ils voient, c’est ce qu’ils apprennent dans leurs livres, souvent même seulement à partir des pires cas. Pour ma part, les plus grands encouragements que j’ai reçus sont venus de parents d’enfants handicapés.
De quoi les parents d’enfants avec un handicap ont-ils le plus besoin ?
D’abord, de soutien de la part du personnel médical. Ensuite, je pense que les parents d’enfants handicapés ont besoin de ne pas se faire considérer comme des héros. Parce qu’il n’y a rien d’héroïque à garder un enfant qui est différent, qui est limité d’une certaine manière. Cyrille, c’est mon enfant que j’aime comme les autres.
Pourquoi avons-nous si peur qu’un de nos enfants ait un handicap ?
Nous avons peur d’avoir des enfants handicapés tout simplement parce qu’on n’en voit plus. On ne sait pas à quoi ils ressemblent. On ne sait pas à quel point ils peuvent être heureux. Mais si on voit des enfants handicapés qui vivent une belle vie, alors même qu’ils sont limités, ça nous ouvre les yeux et le cœur. Ça nous montre que, dans le fond, ce n’est pas aussi terrible qu’on s’imagine.
Mais n’est-ce pas tout de même absurde qu’il existe de tels handicaps ?
On pourrait se poser la même question pour toutes les formes de souffrances et d’injustices ! Est-ce que toute souffrance est juste une aberration ? Moi, ma réponse est non. Je pense que la souffrance peut être vécue avec un sens. C’est, en tout cas, mon expérience.
Grâce à la souffrance, on peut réaliser qu’on est incapables de faire les choses seuls.
Je pense entre autres que, grâce à la souffrance, on peut réaliser qu’on est incapables de faire les choses seuls, et c’est la même chose pour les enfants handicapés. Mon fils, rapidement, il va savoir dans sa vie qu’il n’a pas le choix de compter sur les autres pour fonctionner et pour être bien. Il est chanceux de pouvoir avoir cette prise de conscience aussi tôt dans sa vie. On peut faire notre vie longtemps avant de réaliser qu’on a besoin des autres. Il n’y a personne qui est capable de tout faire de toute façon. On a tous des limites.
La souffrance en général, et les handicaps en particulier, existent pour nous rappeler ces limites-là et pour nous amener plus loin. C’est sûr que si on se bute à ces limites, on peut les vivre juste comme des condamnations, mais si on réalise qu’il y a quelque chose qui peut nous faire passer au-delà de nos limites, alors c’est la joie, c’est la résurrection !