Photo: Pixabay (Desertrose7 - CC)
Photo: Pixabay (Desertrose7 - CC)

L’art contemporain et les cathos

Les catholiques sont-ils réfractaires de facto à l’art contemporain? Y a-t-il une place pour la tradition dans la modernité avancée?

Il y a quatre ans, à pareille date, dans un article intitulé Peace Christ: de l’affaire Serrano au mystère de Pâques, l’écrivain et philosophe catholique Fabrice Hadjadj réagissait à la controverse d’Avignon (1) en ces mots:

Indubitablement, nombreux sont les catholiques ignorants de l’art contemporain: ils oscillent entre un rejet en bloc et un accueil sans discernement. Nostalgie académique, qui passe à côté du temps présent; ouverture à tout vent, qui interdit l’hospitalité véritable. Un des motifs de cette ignorance se trouve dans l’incapacité à se situer ailleurs que sur le plan moral. Au nom de la morale, il faut accueillir les œuvres contemporaines, comme les sans-papiers des beaux-arts. Au nom de la morale, il faut condamner le Piss Christ d’Andres Serrano, comme la profanation d’un tabernacle. Le problème, c’est que, comme le rappelle la fondatrice de la revue Art Press, Catherine Millet, dans ce domaine d’abord esthétique, «les significations sont glissantes».

L’automne dernier, on pouvait lire dans Le Figaro une entrevue du philosophe Hadjadj qui allait dans le même sens:

Parmi les contemporains, il y a des charlatans, certes, mais il y a aussi de vrais artistes, dignes des grands de jadis. Je pense à Gerhard Richter, à Bill Viola, à James Turell, à Yuri Ancarani, à Rineke Dijkstra et tant d’autres. Tous ceux-là ne prétendent pas à un avant-gardisme en complète rupture avec le passé. Ils entendent au contraire s’inscrire dans la plus pure tradition, revendiquant même un lien avec le Quattrocento ou le Moyen-Âge.»

Amateur d’art contemporain et collaborateur à la revue Art Press (France), Fabrice Hadjadj se situe vraisemblablement du côté des croyants-pratiquants qui défendent l’art qui se fait maintenant. À l’instar d’autres catholiques, comme le théologien Jérôme Alexandre (professeur au Collège des Bernardins et responsable du département La parole de l’art dans la même institution), ainsi que son épouse Catherine Grenier, conservatrice au Musée d’art moderne de Paris puis, directrice de la Fondation Giacometti), Hadjadj est sensible aux propositions de son époque et a le sens de la nuance. Il n’y va pas d’une charge péremptoire contre l’art contemporain comme le font par exemple Jean Clair, Christine Sourgins (Contrepoints, Le Figaro) ou Aude De Kerros, d’autres croyants pourtant cultivés et connaisseurs de l’art (2).

Bien que je reconnaisse la pertinence de bon nombre des objections de ces derniers face à l’art actuel, le ton privilégié est souvent celui de la polémique. Ils s’insurgent facilement au point que le lecteur sent toute l’aigreur qui les habite. Inutile de dire que cette attitude détestable n’aide en rien au dialogue, ni à calmer le débat à propos de l’art d’aujourd’hui. Vu du Québec – un pays où il n’y a pas d’intellectuels catholiques engagés dans le domaine de l’art – on sent deux groupes qui s’affrontent sur la question de l’art contemporain: Hadjadj/Alexandre/Grenier versus Clair/Sourgins/De Kerros.

Dictature de l’éphémère ?

Tout n’est pas intéressant et bon dans l’art actuel. Plusieurs démarches sont en effet discutables, tant sur le plan éthique qu’esthétique. Je suis d’avis qu’il faut pouvoir critiquer librement, mais respectueusement l’œuvre d’un(e) artiste sur ces points. Car, n’oublions pas qu’il y a toujours une personne humaine derrière la création d’une pièce. Je suis aussi d’avis que le milieu de l’art actuel, avec ses à peu près seules références habituelles que sont les Gilles Deleuze, Jacques Derrida et tous les autres penseurs de la déconstruction, n’aime pas qu’on le remette en question, car les critères d’appréciation d’une œuvre ont été érigés en véritables dogmes depuis longtemps. C’est le grand défaut d’une partie importante des acteurs de l’art contemporain.

Pour un milieu qui se dit ouvert à la différence, il est en effet fort désolant de constater parfois la fermeture d’esprit et le dédain de plusieurs personnes envers ceux qui ne pensent pas comme eux. Sur ce point, je suis d’accord avec Jean Clair et Christine Sourgins.

En revanche, le défaut des Clair et Sourgins est de croire et d’affirmer que tout l’art contemporain est vide et qu’il se réduit à «une dictature du quantitatif et de l’éphémère» comme le dit Sourgins. (3) Leurs arguments contre l’aspect superficiel du star system et de l’économie de l’art, ainsi que du «totalitarisme» idéologique qui recouvre une bonne partie du milieu – arguments pertinents nous le répétons et insistons – cachent mal leur obsession du seul critère de la morale dans le jugement d’une œuvre.

Or, comme le dit Hadjadj:

se situer au seul niveau de la morale est finalement se faire le miroir de sa propre dérive. Car ce qui tue l’art, c’est précisément de se faire trop moralisateur, de ne plus être recherche de formes, mais proposition didactique, critique sociale, action révolutionnaire, provocation libertaire, etc. Il faut d’ailleurs juger ces choses à l’intérieur de l’histoire du XXe siècle, et non pas faire comme si elles étaient tombées de nulle part…». (4)

En ce sens, Clair et Sourgins tombent dans le même piège que les progressistes et partisans de la déconstruction, qui érigent en totem le congédiement du beau en en faisant leur référence première dans leur grille d’analyse de l’art. Du moins, le ton réactionnaire de plusieurs de leurs interventions nous donne cette impression.

Juste milieu à trouver

Depuis que nous vivons à l’ère de la mondialisation, de la démocratisation des médias et des médiums artistiques, nous avons vu apparaître une panoplie de nouvelles avenues esthétiques dans l’art contemporain. Nous assistons, entre autres, à un véritable retour à la figuration dans la peinture contemporaine. Cette tendance est très forte aux États-Unis et dans les pays anglo-saxons. (5) Au Québec, plusieurs jeunes peintres vont dans cette direction. (6) Cela était à peine envisageable il y a seulement quinze ans! Qui plus est, ces artistes obtiennent de plus en plus la reconnaissance de leurs pairs (artistes, critiques, galeries et collectionneurs, conseils des arts et fonds publics), ce qui est très encourageant.

Certes, il y a encore beaucoup de travail à faire, car plusieurs de ces pairs continuent à snober les pratiques de la représentation, et particulièrement la peinture. Les représentants «officiels» des arts visuels (l’élite) est le seul à bouder les œuvres contemporaines d’inspiration «classique», contrairement à ce qui se fait en musique, au théâtre, en danse et au cinéma, domaines où l’on admet volontiers qu’un artiste puisse faire une brillante carrière en interprétant du Bach, du Mozart, du Molière ou en racontant une histoire de manière traditionnelle et linéaire. Oui, il y a de l’injustice dans le domaine des arts visuels. Mais on sent tout de même une ouverture nouvelle, qui tend vers une vraie diversité esthétique de qualité professionnelle. Espérons que cela se développera de plus en plus.

L’art contemporain n’égale pas automatiquement «art conceptuel»

Pour ces raisons, je trouve agaçant que Christine Sourgins utilise constamment le terme AC (Art contemporain) pour englober les pratiques qu’elles dénoncent, c’est-à-dire celles qui se réclament de Marcel Duchamp, père de l’art conceptuel. Cette manie est trompeuse, car l’art contemporain, comme nous l’avons vu, intègre maintenant plusieurs tendances qui ne se résument pas seulement à l’art conceptuel ou au minimalisme. Au point que lorsque j’étais en maîtrise (2009-2012), on nous disait que de nos jours, on ne sait plus trop comment nommer l’art qui se fait maintenant…

Les historiens de l’art et les théoriciens n’utilisent plus le terme «art postmoderne» pour définir la création actuelle, c’est-à-dire celle qui a court depuis le début de ce siècle. Tous sont conscients de la mutation des mentalités que provoque Internet et tous sont conscients que ce changement a une influence considérable sur les pratiques artistiques contemporaines. Dès lors, de nouvelles possibilités esthétiques s’ouvrent dans le champ des arts plastiques. Je crois d’ailleurs que le retour à la représentation en peinture, ainsi que l’engouement pour les œuvres sur papier (7) s’explique – du moins en partie – par la surabondance d’images virtuelles proposée au commun des mortels. À trop être bombardé de surmodernité pour reprendre un mot de l’anthropologue Marc Augé, l’être humain ressent le besoin de revenir aux sources. À suivre !

_____________

Notes :

(1) L’œuvre Immersion (Piss Christ), de l’artiste américain Andres Serrano a été vandalisée en avril 2011 par des groupes de catholiques intégristes (Civitas et Agrif), alors qu’elle faisait l’objet d’une exposition à la Collection Lambert d’Avignon (France).

(2) Jean Clair a été le rédacteur en chef des Chroniques de l’Art vivant de 1970 à 1975 et professeur à l’École du Louvre. Puis il a fondé et dirigé les Cahiers du Musée d’Art Moderne de 1978 à 1986. Comme conservateur des Musées de France, il a travaillé au Musée d’art moderne puis au Centre Pompidou, et a dirigé de 1989 à 2005 le Musée Picasso de Paris. Il a également été commissaire d’un grand nombre d’expositions nationales telles que Duchamp (1977), Les Réalismes (1980), Vienne (1986), l’Âme au corps (1993), Balthus, Szafran, Mélancolie, et a dirigé la Biennale de Venise du Centenaire. Élu à l’Académie française, en 2008, il a publié L’hiver de la culture chez Flammarion en 2011. Christine Sourgins est historienne de l’art et donne de multiples conférences sur l’art moderne et contemporain.

(3) Disons par ailleurs que ce ne sont pas seulement certains chrétiens pratiquants qui sont hostiles à l’art contemporain. Plusieurs types de personnes – incluant des érudits universitaires athées – se montrent souvent dubitatifs ou carrément indifférents face aux propositions artistiques actuelles.

(4) Fabrice Hadjadj, article de Le Figaro surligné ci-haut.

(5) On pense, entre autres, à la revue New American Paintings qui présente quatre fois l’an, une trentaine de nouveaux talents en peinture, dont plusieurs optent pour la représentation.

(6) Marc Séguin étant la figure marquante, depuis le début des années 2000, d’une première génération d’artistes de chez nous qui ont choisi la figuration.

(7) La Foire Papier en témoigne. http://papiermontreal.com/fr/

Stéphanie Chalut

Stéphanie Chalut détient une maitrise en arts visuels de l'Université Laval (2012), ainsi qu'un baccalauréat à l'UQAM (1999) dans le même domaine. S'intéressant à l'image et au récit, sa pratique d’artiste depuis englobe surtout le dessin, mais depuis 2015, l'artiste a fait un retour au 7e art. Son court-métrage (2020) a été présenté en au Cinema on The Bayou Film Festival et au Winnipeg Real to Reel Film Festival​. Ses préoccupations tournent de plus en plus sur les questions spirituelles. Elle poursuit son travail tout en prêtant ses services en tant que coordonnatrice artistique et culturelle dans la fonction publique. www.stephaniechalut.com