Cathédrale et gare de Cologne, près desquelles eurent lieu les centaines d'agressions le soir du 31 décembre 2015 (photo: Fotolia)
Cathédrale et gare de Cologne, près desquelles eurent lieu les centaines d'agressions le soir du 31 décembre 2015 (photo: Fotolia)

Comme toi-même

Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ; cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme un indigène, comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même…

Lv 19, 20

L’épidémie d’agressions sexuelles en Allemagne a occulté une nouvelle moins stupéfiante, mais d’une portée peut-être plus grande encore, diffusée sur le site du Point, le 11 janvier dernier. À cette date, l’hebdomadaire nous apprenait qu’en Allemagne, « Lors de la première semaine de janvier, 22 000 demandeurs d’asile ont été enregistrés par les autorités [et que] les communes ne savent plus où les loger » (1).

Certains diront que l’arrivée massive de migrants n’est plus une nouvelle depuis un an. À quoi l’on pourra rétorquer que la nouvelle est justement dans cette régularité du flux migratoire.

En multipliant 22 000 par 52 semaines on obtient 1 144 000, soit l’équivalent des 1 100 000 demandeurs d’asile arrivés en Allemagne en 2015. Ce simple calcul montre que le flux migratoire, loin de s’être tari en tout début d’année 2016, s’est maintenu dans la moyenne de 2015. On est par là même autorisé à penser que la moyenne hebdomadaire d’entrées en Allemagne en 2016 a des chances d’être identique à celle de 2015, si rien ne change. Pendant ce temps, les capacités d’accueil en Allemagne se réduisent comme une peau de chagrin.

L’afflux constant des migrants et la diminution accélérée des capacités d’accueil placent la chancelière Angela Merkel dans une situation extrêmement délicate. Que fera le pouvoir allemand si l’afflux d’étrangers continue et si le pays atteint la saturation? Évidemment, plusieurs solutions sont envisageables. Aucune cependant ne dispensera les responsables politiques de faire des choix ardus.

Des choix contre nature même, tant la chancelière et ses acolytes semblent avoir perdu le réflexe de prioriser la protection de la communauté politique pour n’envisager les problèmes migratoires qu’en terme de droit de la personne et de renouvèlement de la main d’œuvre, minorant ainsi l’importance des enjeux collectifs et culturels de sécurité et de cohésion nationales.

Droits de l’homme et déroute des nations

Certes, la doctrine moderne des droits de l’homme aide à penser et défendre la dignité de la personne humaine. De toute personne humaine. Y compris du jeune migrant qui force les portes de l’Europe. Cette doctrine ne prend toutefois pas en compte le poids de l’histoire, c’est-à-dire la mémoire des peuples, leurs traditions ancestrales, leurs atavismes religieux, leurs tares aussi.

Sans une ethnologie ou une sociologie qui le complète, l’universalisme juridique des droits de l’homme et l’idéologie libérale dont il est l’ADN confinent inévitablement les Occidentaux à la cécité intellectuelle, voire à l’humanitarisme niais, donc à la katastrophe sociale, comme on l’a vu en Allemagne ces derniers jours.

Que feront les autorités allemandes si les capacités d’accueil actuelles s’avèrent insuffisantes? Construiront-elles des camps de réfugiés, comme on en trouve au Moyen-Orient? Je doute que les Allemands soient disposés à ériger des camps, fussent-ils de réfugiés. Reflueront-elles les migrants aux frontières, arguant de leur incapacité à en accueillir davantage? Cela ne pourra se faire qu’au détriment de voisins mécontents.

Laisseront-elles des « jungles de Calais » pousser comme des champignons? Ce serait un tel aveu d’échec! Pratiqueront-elles une sélection parmi les demandeurs d’asile? Que feront-elles alors de ceux qui ne pourront entrer en Allemagne? Organiseront-elles le passage des migrants en Europe depuis les camps du Moyen-Orient? Mais qui dit que ces ponctions « à la source » suffiront à réduire sensiblement le débit? Et combien couteront-elles?

Et si le flux augmentait?

Évidemment, il suffirait que le flux migratoire se tarisse demain matin pour que l’Allemagne n’ait plus à envisager toutes ces « solutions ». Mais comme il est présentement irréaliste et de toute façon impossible de prévoir un tel revirement de situation, elle est bien obligée de le faire, et toute l’Europe avec elle.

Elle doit agir aujourd’hui, afin d’éviter demain le chaos le plus complet.

Mais quand bien même l’Allemagne tout entière remuerait ciel et terre pour faire face au flux actuel, il n’est pas dit que la situation ne dégénèrera pas plus encore au Moyen-Orient, ni que le flot de migrants ne continuera pas à augmenter pour passer de 22 à 25 ou 30 000 demandeurs d’asile par semaine. On franchirait alors le cap du million cinq cent mille réfugiés en une seule année en Allemagne (2).

Leçon de vie ou de mort

Afin d’éclairer quelque peu la situation dans laquelle se trouvent les Européens, je voudrais utiliser, en terminant, une analogie récemment employée en contexte ecclésial par Robert Barron (3).

La relation qu’une plante ou une bête entretient avec son environnement pour se développer et survivre y sert de point de comparaison. Du rapprochement que cette analogie permet d’établir entre la survie des organismes vivants et celle des corps sociaux, on peut, me semble-t-il, tirer quelques leçons.

Un organisme vivant, plante ou animal, est en effet doté de deux facultés essentielles: être capable d’assimiler les éléments nutritifs qu’il trouve dans son environnement et être capable de se protéger contre les agressions provenant de ce même environnement.

Si, pour une raison quelconque, l’organisme perd l’une ou l’autre de ces facultés, il dépérira ou sera blessé. Et si cette incapacité perdure, il mourra et se décomposera. Au terme du processus de décomposition, l’organisme mort devient son environnement et n’est plus qu’un engrais qui nourrit d’autres organismes.

On voit tout de suite le parallèle à faire avec la civilisation européenne.

Depuis trente ans au moins, l’Europe culturelle n’assimile plus les éléments qui lui viennent du dehors, tandis que l’Europe politique se protège de plus en plus mal contre les agressions de l’étranger (attentats terroristes, viols collectifs, églises incendiées, attaques antisémites, etc.), que cet étranger culturel et cultuel provienne ou non du continent.

Sans perdre le souci de la charité qui est chez elle un vestige de chrétienté, l’Europe aurait intérêt à se souvenir que l’étalon de l’amour du prochain n’est rien d’autre, dans la Bible, que l’amour de soi. C’est en se lançant à la reconquête de cet amour perdu qu’elle aura une chance de redécouvrir que l’amour qu’on éprouve à l’égard de soi ne trouve de véritable fondement que dans celui que Dieu nous manifeste en se communiquant.

L’Europe ne saura vraiment ce qu’aimer son prochain veut dire que lorsqu’elle se sera laissée à nouveau aimer par Dieu.

________________

Notes :

(1) Le journaliste rapportant la nouvelle décrit l’état de congestion et de saturation du système d’accueil de la façon suivante : « Des centaines de bureaux, d’écoles et de salles de sport ont déjà été réquisitionnés pour abriter les 1,1 million de personnes arrivées l’an dernier. Chaque mairie a reçu son « quota » de réfugiés à accueillir, mais les élus ne trouvent plus de maisons ou d’appartements à louer et les écoles manquent de place pour les enfants.»

(2) Devant une telle éventualité, les nations européennes coalisées auraient-elles d’autres choix que d’appliquer des mesures plus draconiennes? Comme, que sais-je, construire une imposante flotte de vaisseaux de patrouille pour garder les côtes, arraisonner les rafiots bondés de migrants et ramener les exilés en Turquie ou en Libye, d’où ils se sont embarqués? Qui peut croire cependant que l’État turc, ou n’importe quel autre État musulman du pourtour méditerranéen acceptera qu’on (re)déverse ces masses de dépossédés sur son territoire? Aurait-on l’intention de recourir à cette stratégie pour transformer le continent en forteresse inexpugnable qu’on n’en acquerrait peut-être pas les moyens avant un laps de temps assez long, du moins au regard l’urgence de la situation.

(3) R. Barron tient lui-même cette analogie du Cardinal J. H. Newman, qui l’emploie pour illustrer comment l’Église a toujours su, d’une part, assimiler les éléments de valeur présents dans les cultures où elle a pris racine, d’autre part, se protéger contre les idées néfastes ou hostiles présentes dans ces mêmes cultures, afin de maintenir intact en elle le dépôt de la foi.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.