Une voix impossible à oublier. Grave, chaude, juste. Servie par un propos cohérent, structuré, clair ; des réflexions simples mais riches, imagées. Un personnage aussi dont il savait jouer : chapeau à la Indiana Jones, barbe blanche, œil perçant, sourire complice et satisfait lorsque surgissait dans le flot de sa parole une idée audacieuse, une comparaison inattendue mais lumineuse.
Avant de le croiser à la radio ou sur des plateaux de télé, Serge Bouchard a été pour moi une voix, le soir, quand je faisais la vaisselle. Les dimanches, je ratais rarement ses Chemins de travers. Un homme de médias, un pédagogue aussi, mais d’un genre si particulier.
Longtemps, les anthropologues ont été ces chercheurs occidentaux qui allaient « faire leur terrain » très loin, au milieu d’une tribu amazonienne ou africaine. Il avait décidé, lui, d’aller sur la Côte-Nord étudier les Innus. Il avait vécu parmi eux, appris leur histoire, compris leurs mœurs, leurs coutumes, leurs blessures.
Une expérience initiatique, des rencontres marquantes. Beaucoup plus tard, il a raconté ses découvertes dans Le peuple rieur. Hommage à mes amis innus (Lux, 2017). Il a fait de « l’appropriation culturelle » une vertu, construit des ponts entre les peuples autochtones et le Québec français.
Si Serge Bouchard nous a tant touchés, c’est parce qu’il s’est avancé vers nous avec ses blessures, ses failles, sa vulnérabilité, en un mot, son humanité.
Serge Bouchard a aussi été l’anthropologue de la société contemporaine. Après avoir consacré sa thèse aux camionneurs au long cours – une manière pour lui de rendre hommage à son père –, il s’est intéressé à tous ces « lieux communs » du monde d’aujourd’hui qui croit tout savoir. C’était lumineux et souvent ironique. Il avait le don d’ébranler nos certitudes, de nous faire voir les choses autrement.
Pas le genre d’intellectuel à polémiquer sur le sujet du jour. Il avait hérité de sa mère une rancune contre l’Église, les élites traditionnelles, les autorités consacrées, les Français snobs. Sinon, les dogmes, les moules idéologiques, le prêt-à-penser, pas trop pour lui.
Dans Un café avec Marie (Boréal, 2021), son dernier recueil, il rend un hommage senti à l’un de ses profs qui lui avait donné ce conseil : « Ne croyez jamais ce qui se raconte dans les médias, ce qui s’écrit dans les journaux, ce qui est le fruit d’une étude, ce qui est une théorie, une mode, un dogme. » Il a suivi le conseil, ce qui a fait de lui l’un des rares esprits libres de sa génération.
Au début de la soixantaine, il lève le voile sur des pans de sa vie personnelle. Il raconte sa vie de pigiste et de travailleur autonome. Il raconte les morts successives de Ginette et de Marie, les deux femmes de sa vie, toutes les deux frappées par le cancer et mortes avant lui. Servi par la prose d’un véritable écrivain, le partage de ses épreuves lui ouvre un public nouveau, plus large.
Si Serge Bouchard nous a tant touchés, c’est parce que, sur ses derniers milles, il s’est avancé vers nous avec ses blessures, ses failles, sa vulnérabilité, en un mot, son humanité.
Il nous a instruits. Il nous a émus.