Au Rendez-vous Centre-ville, centre communautaire dans le sous-sol de l’église Saint-Roch à Québec, l’atmosphère est chargée en émotions. Bien que résidente de Saint-Roch, je n’avais pourtant jamais mis les pieds dans ce lieu bondé de vie. Sans doute me suis-je arrêtée à la meute de fumeurs agglutinée qui bloque souvent l’entrée.
C’est Pierre Bilodeau – dont on a appris le décès plus tôt cette semaine – qui m’y fait entrer la première fois pour m’accorder une entrevue. Sans le savoir, il m’a aidée à franchir la frontière psychologique omniprésente dans le quartier. Les gens aisés d’un côté et le monde de la rue de l’autre. Différence qui devant la mort devient bien arbitraire. En me parlant de son cancer, de la vie, de ses espoirs et ses peines, l’évidence s’est faite claire.
Aujourd’hui j’y suis revenue, sans lui, bien que je le voie exister en chacun de ceux qu’il a laissés. Ici, ses proches amis allument chacun une bougie en sa mémoire, comme pour symboliser la lumière qu’il a représentée dans leur vie.
Saint-Roch pleure
Lise, qu’il a encouragée à persévérer dans sa lutte contre la toxicomanie, me dit « que si l’on pleure la mort de David Bowie dans le monde, on pleure celle de Pierre Bilodeau à Saint-Roch ». Jean me confie que s’il aide aujourd’hui les gens de la rue, c’est à grâce à son vieil ami Pierre qui lui a montré à semer l’amour.
On récolte ce que l’on sème. Ils ont été une centaine à le visiter à l’hôpital avant qu’il ne rende l’âme le 12 janvier. Les infirmières présentes sur place n’avaient jamais vu ça.
Pierre faisait partie de ces grands hommes d’un quartier qui empêchent aux immeubles gris et lustrés de l’ombrager en entier. Tout le monde de Saint-Roch le connaissait. Sur le parvis de l’église, en faisant revivre Claude Dubois et Gerry Boulet au son de sa voix rauque et vibrante, il a embelli les journées d’été de la poussiéreuse ville.
Quand on ne le voyait pas dans l’église Saint-Roch comme homme à tout faire ou dans une activité communautaire, il travaillait à la résidence Chapleau ou discutait bien simplement avec les gens dans la rue.
Sa philosophie était bien concrète: « Je me disais ‘c’est plate, il y a rien dans le quartier’. Mais je me suis dit que si je ne faisais rien, il n’y aurait rien. C’est pourquoi je m’implique. Je veux que la vie soit une chose que j’aie appréciée et je veux aider les autres à vivre aussi à travers de ça. Moi je veux pas juste regarder le bateau passer, il faut que j’embarque dedans et que je rame. »
C’est jusqu’au dernier souffle ou presque que Pierre s’est impliqué. Encore en fin novembre, on le voyait dans l’église en train de donner un coup de main.
Doux passage
Pierre souffrait d’un cancer du poumon. En entrevue avec lui en novembre dernier, il m’a confié que les médecins lui ont donné un an à vivre, en novembre 2014. Ses jours étaient comptés. Mais pour lui un seul comptait: l’aujourd’hui.
« Ma vie est basée sur ce que je vis aujourd’hui, ça n’a pas changé tellement par rapport à ce que je vivais, je vis bien ça aujourd’hui et je continue à être ce que je suis aujourd’hui. »
C’est la réponse qu’il me donne quand je lui demande comment il vit avec sa maladie. Le pardon à ses proches se fait naturellement chaque jour. Pas besoin de revenir en arrière en se grugeant la conscience de remords. Pierre continue à vivre comme il a toujours vécu, depuis qu’il a la foi, en regardant en avant vers l’autre vie qui l’attend.
La foi que j’ai me fait tenir. Ça fait longtemps que je crois en Dieu, que je lis la Bible. Je ne prie pas tous les jours, mais je connais c’est quoi de lâcher prise et de regarder ailleurs que mon petit nombril. Tu lâches ton corps qui a souffert pendant un bout pour t’en aller vers une liberté. Je crois et je continue à croire que c’est ça et ça c’est mon espoir.
– Pierre Bilodeau
Entre ses grosses toux, Pierre me parle sans gêne de son cancer. Sa vulnérabilité et sa transparence m’émeuvent. J’ai des frissons. Pierre a accepté la mort même s’il voulait demeurer en vie. Il a refusé les traitements de chimiothérapie qui, de toute façon, ne l’auraient pas guéri et auraient réduit, selon lui, sa qualité de vie des derniers jours.
« J’ai dit non en partant. En dedans moi ça m’a dit non. On ne suit pas toujours notre petite voix, mais la petite voix qui est en dedans, c’est la meilleure. »
La première agonie
C’est grâce à un combat contre la mort, il y a 17 ans, que Pierre a appris à aimer la vie. Son agonie se trouvait quelque part entre les lignes de coke, la mescaline et la boisson.
Un soir chez sa tante, gelé sur la mescaline, il débranche tous les fils électriques de la maison, convaincu que la voiture d’en face allait exploser. Le lendemain, il revient chez sa tante. Il me le raconte, tout fébrile: « Ma tante m’a dit: ‘Pierre. Arrête. Tu vas mourir.’ Ça, ça m’a fait réagir. J’ai braillé comme un enfant. J’ai dit à ma tante que j’irais en thérapie. Ça fait 17 ans que je n’ai pas retouché à rien. »
Depuis ce temps, il n’a eu de cesse de transmettre aux autres sa flamme de vivre. Même sa maladie, il l’a vécu en pensant aux autres. « Tous les matins, je me demande si la maladie je l’accepte encore. Je ne veux pas faire souffrir les gens que j’aime autour de moi.
« Je m’adapte à la maladie, je vis avec, mais tous les jours c’est un recommencement pour l’acceptation de cette maladie. Ce n’est pas facile à vivre, mais je ne veux pas faire souffrir personne. Si je ne me renouvèle pas tous les jours, c’est peut-être là que je vais faire souffrir les gens. »
L’homme qui avait minutieusement fabriqué une croix à la mémoire Guy Blouin est maintenant parti là-haut, lui aussi. Il laisse la trace d’un exemple à suivre, accessible. Il continue d’exister en tous ceux à qui il a redonné le gout de vivre et certainement dans les airs des chansons et du quartier qu’il a su faire aimer.