Jacques et Raïssa Maritain forment un couple exemplaire par leur amour fidèle, leur passion pour la vérité et leur fécondité intellectuelle et spirituelle qui a marqué le catholicisme du 20e siècle. Le mystère de leur foi et de leur rayonnement prend tout son sens au regard des amitiés tissées. Leur vie en livre le récit et rappelle que les chrétiens existent en grappe.
Jacques Maritain (1882-1973) : un philosophe, un vrai, amoureux de la sagesse. Il la recherche éperdument comme un soleil caché derrière les gratte-ciels d’une nouvelle ère sans Dieu. Petit-fils de Jules Favre, dont l’effigie rappelle l’avènement de la troisième République, fils de Geneviève Favre, une des premières femmes divorcées de France.
Dans ses veines coule le sang d’un anticléricalisme endurci menaçant de lui boucher les artères. Seul le sang du Christ lui redonnera une nouvelle identité. Il deviendra l’homme des grandes relations dont l’œuvre philosophique magistrale influencera les papes Paul VI et Jean-Paul II.
Raïssa Oumançoff (1883-1960) : une juive, née en Russie, qui émigre à Paris avec sa famille en 1893. Venant d’un milieu favorisant l’épanouissement intellectuel, Raïssa est une élève douée, avide de connaissances. Sa soif d’absolu la conduira à embrasser avec Jacques la foi chrétienne dans sa plénitude. Si sa maladie l’empêche de mener une vie active comme son mari, elle le guidera dans ses travaux et mènera une vie contemplative et féconde. Jacques Maritain dira : « Tout m’est venu par Raïssa ».
Assoiffés
Ils ont à peine vingt ans. Tous deux étudient à l’Université de la Sorbonne. L’éloquence des grands discours sans visées métaphysiques ne rassasie pas Jacques et Raïssa, qui cherchent surtout à justifier leur existence.
« Ils portaient en eux cette détresse qui est le seul produit sérieux de la culture moderne et une sorte de désespoir actif éclairé seulement, ils ne savaient pas pourquoi, par l’assurance intérieure que la Vérité dont ils avaient faim, et sans laquelle il leur était presque impossible d’accepter la vie, un jour leur serait montré », raconte Léon Bloy, touché par leur première rencontre.
La rencontre de ces deux esprits est aussi une rencontre des cœurs : ils se sentent destinés à vivre ensemble.
Jacques et Raïssa s’attirent comme deux pôles qui se reconnaissent. Les deux étudiants désemparés deviennent rapidement l’un pour l’autre le miroir de leur quête inassouvie. Leur recherche est commune, leur amitié profonde. La rencontre de ces deux esprits est aussi une rencontre des cœurs : ils se sentent destinés à vivre ensemble.
À l’été 1901, les deux jeunes sont livrés plus que jamais au « gout amer du vide de l’âme ». Lors d’un après-midi au Jardin des Plantes, ils décident de prendre une « décision solennelle qui les pacifie » :
« Nous décidâmes donc de faire pendant quelque temps encore confiance à l’inconnu ; nous allions faire crédit à l’existence, comme à une expérience à faire, dans l’espoir qu’à notre appel véhément le sens de la vie se dévoilerait, que de nouvelles valeurs se révèleraient si clairement qu’elles entraineraient notre adhésion totale, et nous délivreraient du cauchemar d’un monde sinistre et inutile. Que si cette expérience n’aboutissait pas, la solution serait le suicide. […] Nous voulions mourir par un libre refus s’il était impossible de vivre selon la vérité. »
En 1902, Charles Péguy, un proche ami de la famille Maritain, oriente Jacques et Raïssa vers Henri Bergson, un philosophe éminent, dont la pensée revalorise la métaphysique. Ils se rendent aussitôt à son cours, mus par « une curiosité bouleversante, une attente sacrée. » Ce philosophe qui selon eux « convertit la philosophie en expérience de vérité et de vie » ranime l’étincelle de leur esprit en leur montrant une philosophie qui n’est pas matérialiste ou nihiliste.
Deux ans plus tard, ils découvrent La femme pauvre de Léon Bloy. À sa lecture, les Maritain sont éblouis par « la beauté d’une haute doctrine qui pour la première fois surgissait sous [leurs] yeux ». Le livre se clôt sur cette interpellation poignante qui les consterne : « Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints ».
Et parce qu’ils ne sont pas des saints, ils s’empressent d’aller rencontrer Léon Bloy.
Une vérité bien en chair
Léon Bloy, écrivain catholique, est un enragé qui peste contre le siècle et qui ne cherche surtout pas à « aseptiser l’Évangile pour plaire et flatter les lecteurs ». Mais les Maritain ne vont pas rencontrer le prophète excentrique. Ils y cherchent d’abord un « père en humanité souffrante. »
Comme par un déclic invisible, ils pénètrent dans sa maison comme dans un univers aux valeurs inconnues et nouvelles. Ce qui les frappe d’abord est « la tendresse de la fraternité chrétienne, et cette espèce de tremblement de miséricorde et de crainte qui saisit en face d’une âme marquée de l’amour de Dieu. Bloy [leur] paraissait le contraire des autres hommes, qui cachent des manquements graves aux choses de l’esprit, et tant de crimes invisibles, sous le badigeonnage entretenu des vertus de sociabilité. »
L’amitié durable scellée ce jour-là est dévouée à la vérité, plus profonde et tenace que les bonnes convenances. Avec la franchise et la profondeur d’un homme comme Bloy, il ne pouvait en être autrement. Le vieux Bloy les voit comme un cadeau descendu d’en haut : « Ce n’est pas naturel de se faire des amis comme ça, surtout qu’on a travaillé pendant 30 ans à se faire des ennemis. »
En quittant ce mendiant du Ciel, ils ne peuvent maintenant plus ignorer la question de Dieu. « S’il a plu à Dieu de cacher sa vérité dans un tas de fumier, c’est là que nous irons la chercher », clament-ils. Même si pour le moment, le tas de fumier leur apparait être l’Église, qu’ils identifient à la bourgeoisie.
Le 5 avril 1906, au sortir de longues conversations et de déchirantes hésitations, ils confient à Bloy leur souhait de devenir catholiques. Pas plus de six jours plus tard, ils reçoivent le baptême avec Véra, la sœur de Raïssa, dont la quête de sens n’est pas moins grande.
Raïssa nous en laisse un souvenir précis dans Les Grandes Amitiés : « J’étais dans une absolue sècheresse, je ne me souvenais plus d’aucune des raisons qui avaient pu m’amener là. Une seule chose restait claire en mon esprit : ou le baptême me donnerait la foi, et je croirais, et j’appartiendrais à l’Église totalement, ou je m’en irais inchangée, incroyante à jamais. Telles étaient aussi, à peu près, les pensées de Jacques. […]
« Nous fumes baptisés à 11 heures du matin. […] Une paix immense descendit en nous, portant en elle les trésors de la foi. Il n’y a plus de questions, plus d’angoisse, plus d’épreuve – il n’y avait que l’infinie réponse de Dieu. L’Église tenait ses promesses. Et c’est la première que nous avons aimée. C’est par elle que nous avons connu le Christ. »
Foyer intime
Leur conversion les pousse à devenir des étrangers du monde. Ils se retirent à Heilberg pour y vivre une vie secrète tout abandonnée à Dieu. Méditation, étude et prière sont leurs seuls repères temporels.
Les Maritain sont toujours demeurés très discrets sur leur choix intime de vivre le mariage dans l’abstinence, de renoncer à une vie familiale. Et leurs écrits restent silencieux sur la manière dont ils le vivent. On sait que le désir de se consacrer à Dieu dans un mariage chaste est le fruit de la vie quasi monastique qu’ils mènent déjà depuis un moment avec Véra. « Nous voulions faire place nette pour la recherche de la contemplation et de l’union à Dieu, et vendre pour cette perle précieuse des biens en eux-mêmes excellents », confie Raïssa.
En 1908, Raïssa tombe gravement malade, à cause d’un flegmon au poumon attrapé quatre ans plus tôt. Elle est sauvée miraculeusement de la mort. « L’extrême-onction est ressentie par Raïssa comme un nouveau baptême, elle est inondée de grâces et de paix, confie Jacques. Ineffable grâce de l’abandon total à Dieu et de la joie de souffrir. Quant au corps, l’amélioration est soudaine et indéniable. »Tout au long de sa vie toutefois, sa fragilité sera une incessante lutte offerte à Dieu, le sillon d’une vie profonde d’oraison.
Si la maladie de Raïssa l’empêche de mener une vie très active, Jacques quant à lui découvre pendant leur exil une doctrine philosophique qui donnera la couleur à tout son futur apostolat. De la philosophie de saint Thomas d’Aquin que Raïssa lui fait connaitre, Jacques dit : « J’en ai reçu une fois pour toutes la certitude des vérités premières concernant l’intelligence. »1
Foyer d’accueil
Leur temps d’incubation les prépare. Entretemps, ils sont devenus oblats de Saint-Benoît. Jacques pèse de mieux en mieux la mesure de l’œuvre à accomplir. « Il ne suffit pas qu’une œuvre soit très certainement utile au bien des âmes, pour que nous nous précipitions à la réaliser. Il faut que Dieu la veuille à ce moment-là ; et Dieu a le temps. Elle doit passer par le désir, s’enrichir de lui, s’y purifier. Les réussites humaines entières et trop belles, craignons qu’une malédiction y soit cachée. »
Les aiguilles du temps humain et du temps divin semblent s’être rejointes. Jacques et Raïssa rêvaient d’une école de vie où ils pourraient « animer » les âmes. Sensibles à la détresse spirituelle des hommes, ils souhaitent réconcilier foi et raison et redonner le sens des vérités premières pour conduire à Dieu. La situation les presse, puisque pour Jacques Maritain, « le monde moderne porte en lui les germes d’une nouvelle barbarie ». C’est pourquoi ils mettent sur pieds, au lendemain de la Première Guerre mondiale, une association dont la devise est O Sapientia et qui consiste en des cercles d’études thomistes.
Dans leur foyer de Meudon, à la campagne, affluent des intellectuels, des artistes, des hommes et des femmes de toutes les origines et de tous les horizons. La délicatesse, l’écoute et la bienveillance de leurs hôtes les attirent. Un grand climat de liberté studieuse, de paix et de joie règne dans le foyer qui rayonne d’ardeur incandescente.
Ce qui préoccupe d’abord les Maritain n’est pas le verbiage intellectuel qu’ils n’ont que trop connu. Ils s’inquiètent du sort des âmes. Massis et Psichari, deux de leurs bons amis convertis grâce à eux, entre autres, remarquent chez Jacques Maritain une vive compassion.
« Il nous regardait l’un et l’autre, comme on prie. Il nous remettait comme des enfants fraternels au père qui nous attendait. Et nous sentions autour de nous d’invisibles filets qui n’étaient tissés que des fils de l’amour. »
L’esprit dur, le cœur doux
S’il fallait donner deux mots pour décrire l’itinéraire des Maritain, ce serait probablement amour et vérité. L’exemple de leur relation à Jean Cocteau, une figure publique qui ne colle pas à l’image d’un bon catholique, fait voir combien ils savent marier ces deux réalités.
Jacques Maritain dit : « Il y a si peu d’amour dans le monde, les cœurs sont si froids, si gelés, même chez ceux qui ont raison, les seuls qui pourraient aider les autres. Il faut avoir l’esprit dur et le cœur doux, sans compter les esprits mous au cœur sec, le monde n’est presque fait d’esprit dur au cœur sec et d’esprit doux au cœur mou. »
À son ami Cocteau qui est homosexuel et consomme de l’opium, Maritain sait aussi crument lui désigner la réalité de son péché que l’aimer d’un cœur doux et tendre. Critiqué pour entretenir une relation avec un homme public à la personnalité problématique, Maritain rétorque justement : « On n’aide pas les gens sans être réellement leurs amis. […] J’ai avec des gens qui occupent la place publique des relations concernant leur âme. »
Ce que Cocteau exprime à Maritain à la suite de leur première rencontre ? « J’affirme que c’est l’enfant qui m’a vu en vous. L’enfant a vu l’enfant. Ainsi les enfants se dévorent des yeux d’un bout à l’autre d’une table de grandes personnes. » On peut se demander comment Jacques entre si simplement en relation. Il faut « viser à la tête, pour être sûr de n’atteindre jamais plus bas que le cœur », disait Léon Bloy.
Viser l’intelligence ? Non. Maritain essaie de viser ce qu’il y a de meilleur en l’autre. Car c’est là qu’on le rencontre vraiment. Non pas à la surface de lui-même, mais en ce qu’il a de plus profond. Et c’est ce qu’il fait avec Cocteau.
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On ne pourrait finir ce texte sans glisser un mot sur le rôle prophétique des Maritain à l’égard des artistes. Le couple est très sensible à la beauté sous toutes ses formes : la poésie, la peinture, le théâtre, la musique ont toujours nourri leur quête esthétique. L’art recèle selon eux une fonction civilisatrice, une manière d’humaniser et de spiritualiser la culture, rôle d’autant plus crucial en temps d’après-guerre. C’est pourquoi ils serviront de pont entre les artistes et l’Église, enlevant les préjugés des uns envers les autres.
Les « grands » hommes catholiques du siècle ˗ Bernanos, Journet, Maurice Sachs ˗ comme les plus « petits » ont gravité autour de ce couple mystique et intellectuel dont le rayonnement est toujours aussi important. Il ne fait aucun doute que les Maritain demeurent un modèle pour les laïcs, en montrant que la vie d’oraison doit être la source de tout apostolat.
Et en rappelant par leurs écrits que seule la charité demeure :
« On n’a rien fondé sans doute, on voit tout partir en fumée, dit Maritain. Mais on est payé de sa peine par ce qu’il y a de meilleur dans le monde, cette merveille des amitiés que Dieu suscite et des pures fidélités qu’il inspire, et qui sont comme un miroir de la gratuité et de la générosité de son amour. »