Professeur de linguistique de l’Université Laval à Québec, Patrick Duffley s’intéresse aux rapports étroits entre langage et christianisme. Puisque « le Verbe s’est fait chair », nos paroles humaines peuvent nous aider à mieux comprendre la Parole divine.
Le « nom de Dieu » est un thème récurrent dans la bible. Pourquoi toute cette importance accordée à un nom ?
Le nom de Dieu révélé à Moïse exprime son essence : « Je suis celui qui suis. » C’est une révélation intime de la personne.
Le nom, c’est aussi ce qui permet d’interpeler l’autre. Si je connais ton nom, alors je peux t’appeler. Le nom permet la connexion interpersonnelle, une relation je-tu. En latin, il y a même un cas de déclinaison spécifique, le vocatif, simplement pour appeler quelqu’un.
Quand on appelle une grande entreprise et qu’on tombe sur un répondeur qui nous dit « appuyez sur le 1 pour ceci ; appuyez sur le 2 pour cela », c’est très impersonnel. Dieu, lui, ne veut pas d’une relation comme celle-là. C’est pourquoi il nous révèle son nom, car donner son nom à quelqu’un, c’est le signe de l’amitié.
Et puisque le langage divin est intrinsèquement performatif, ce signe de l’amitié est aussi efficace. C’est-à-dire qu’il lui suffit de dire une chose pour que cette chose existe.
Ça veut dire que Dieu dit mon nom en ce moment si j’existe présentement ?!
Oui, exactement. C’est une très belle pensée ça. C’est même dans Isaïe : « J’étais encore dans les entrailles de ma mère quand il a prononcé mon nom » (49, 1), ou encore : « Je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi. » (43, 1) Nous, on a le nom de Dieu, mais lui aussi a notre nom. Dieu est donc dans une relation personnelle d’amitié et de communication constante avec nous.
On dirait que connaitre un nom dans la Bible donne un certain pouvoir sur les choses. Pourquoi ?
Parce que le nom implique une maitrise des choses par la connaissance. Quand on a un nom comme « chien » ou « arbre », l’idée qui est rattachée à ce nom est toujours tirée de l’expérience de la chose. Ce n’est pas complètement arbitraire. Le nom n’est pas juste un son collé sur une chose, il reflète notre connaissance de la chose. Et la connaissance donne toujours un certain pouvoir. Lorsqu’on connait la nature, par exemple, cela permet la technologie. C’est toujours la science pure qui permet la science appliquée.
Mais alors, en nous révélant son nom, Dieu nous donne un pouvoir sur lui !?
Quand on parle de « pouvoir », on pense souvent à « domination », mais cela peut aussi être le pouvoir d’entrer en relation intime, le pouvoir de plaire. Quand Dieu se fait connaitre à nous, il nous donne le pouvoir de lui faire plaisir. C’est très important dans une relation d’amour de savoir comment on peut rendre l’autre heureux !
Quand on parle de « pouvoir », on pense souvent à « domination », mais cela peut aussi être le pouvoir d’entrer en relation intime, le pouvoir de plaire.
La révélation nous permet donc d’avoir une relation personnelle avec Dieu.
Je dirais même que la révélation, c’est une personne. Ce principe vient éclairer beaucoup de choses sur la révélation et l’importance de l’Église. Dieu est une personne, trois personnes même ! C’est la même personne qui parle à travers tous les textes inspirés. Voilà pourquoi l’Église recommande de lire la Bible comme une unité. Parce qu’au fond tout renvoie au Christ et tout est centré sur le Christ. Comme le dit Gustave Guillaume, un grand linguiste français : « Les lumières de la fin éclairent les ténèbres du début ».
Quel lien faites-vous avec l’Église ?
L’Église est elle-même constituée de personnes. Avant l’invention de l’imprimerie, le contact entre les gens et les Saintes Écritures se faisait toujours à travers l’Église, donc à travers des personnes. C’est très important, car la révélation chrétienne, comme nous avons dit, ce n’est pas un livre, c’est une personne et une personne avec des intentions précises. Il faut donc se poser la question : quelle était la pensée du Christ ? On ne peut pas prendre le texte sacré comme une espèce d’absolu, comme quelque chose d’autonome en soi. Le sens n’est pas dans le texte. Le sens est dans la pensée du locuteur uniquement.
Avez-vous un exemple ?
Prenez cette phrase : « Où est-ce qu’on peut trouver l’essence ? » On a besoin de connaitre le genre littéraire du texte où on trouve cette phrase pour bien l’interpréter. S’il s’agit d’un livre de philosophie, c’est alors une question métaphysique sur la nature des choses. Mais si c’est un livre de cuisine, alors il pourrait s’agir de l’essence de vanille. Ou encore, sur une publicité de station-service, on comprendrait qu’il s’agit de carburant.
La voie d’accès au sens des Écritures saintes ne se trouve donc pas seulement dans le texte, mais aussi dans son contexte.
La voie d’accès au sens des Écritures saintes ne se trouve donc pas seulement dans le texte, mais aussi dans son contexte. « Bible » est un mot pluriel, en grec « biblia », qui veut dire « les livres ». Il y a toute sorte de contextes, de genres littéraires, dans ces livres et il faut donc obligatoirement en tenir compte. On y trouve par exemple de la poésie, de la philosophie, de la mythologie et de l’histoire.
Et les évangiles, c’est de l’histoire ou de la mythologie ?
Ceux qui disent que les évangiles sont des mythes n’ont jamais lu de la mythologie, disait C. S. Lewis. Ce sont deux genres complètement différents. Sur la résurrection du Christ par exemple, les évangiles ne la décrivent pas, tout simplement parce que personne ne l’a vue. Dans un récit mythologique, la résurrection serait la grande action du héros racontée dans toutes ses couleurs.
Même chose si on regarde la description de la crucifixion ou celle de l’enfance de Jésus. C’est d’une étonnante sobriété. Il y a toujours dans la mythologie des récits merveilleux de l’enfance des héros. On lit dans la mythologie grecque par exemple que durant son enfance, la mère d’Achille le brulait tous les jours au feu pour le renforcer et qu’elle le plongeait dans la rivière en le tenant par le talon. Or, il n’y a rien de tel dans les évangiles.
Mais les évangiles ne ressemblent pas plus à un manuel d’histoire.
Les évangiles sont plutôt d’un genre littéraire qui s’apparente aux biographies. Cela vient rejoindre l’idée que la révélation, c’est une personne. C’est le cœur du christianisme. C’est biographique, car c’est centré sur la personne. Les genres littéraires deviennent d’ailleurs beaucoup plus personnels dans le Nouveau Testament : les évangiles, les actes des apôtres, les lettres. C’est très personnel tout ça.
Dans l’Ancien Testament, il est davantage question du peuple hébreu, même si on trouve aussi des récits plus personnels de patriarches, de rois ou de prophètes. Mais déjà, le peuple, c’est personnel dans le sens que ce sont des groupes de personnes. La personne humaine fait toujours partie d’une famille, d’une tribu. L’Ancien Testament, c’est la préparation pour la venue d’une personne, donc c’est normal que Dieu ait choisi un peuple ou un groupe de tribus.
Jésus aurait pu écrire son autobiographie. Pourquoi n’a-t-il rien écrit ?
J’ai le gout de vous répondre : pour la même raison. Jésus n’a jamais écrit de livre, car il voulait que ce soit absolument clair que la révélation, c’est une personne. C’est lui, ce n’est pas un livre. C’est pourquoi la communion eucharistique et la confession sont individuelles et non collectives. C’est moi et lui. Alors que dans l’Ancien Testament il était beaucoup question des fautes de la communauté, avec entre autres le bouc émissaire qu’on envoyait dans le désert chargé des péchés du peuple, nous, on va vers le prêtre chargé de nos péchés personnels.
Pourquoi alors Dieu ne nous parle-t-il pas directement, sans passer par l’Église et ses membres pécheurs ?
Parce que le Christ continue à vivre dans l’Église de façon personnelle. Le pape, les évêques et les prêtres sont des personnes qui prolongent la présence du Christ. Le collège épiscopal a reçu un charisme dont on a absolument besoin parce qu’en tant qu’êtres humains faillibles, on pourrait se tromper dans l’interprétation des Écritures. On a besoin de l’aide de l’auteur, du locuteur, pour vraiment comprendre ce que lui avait dans sa tête quand il nous a communiqué ces choses-là. Dieu sous la personne de l’Esprit saint est cet auteur qui continue aujourd’hui à inspirer son Église pour qu’elle interprète correctement ses paroles.
Et pourquoi pas simplement par un texte comme chez les musulmans ?
La logique de l’incarnation veut que la révélation soit une personne et non un texte. C’est sûr qu’il y a un avantage avec un texte : ce dernier n’a pas de défauts personnels – alors que les membres de l’Église peuvent parfois être des contre-témoignages. D’ailleurs, même l’humanité parfaite du Christ a été un obstacle. Alors, imaginez notre humanité si imparfaite !
Avec l’Église, Dieu a privilégié la logique personnelle de l’incarnation pour qu’on puisse interagir personnellement avec lui.
Mais les avantages de cette relation de personne à personne sont tellement plus grands que les désavantages. Avec l’Église, Dieu a privilégié la logique personnelle de l’incarnation pour qu’on puisse interagir personnellement avec lui.
L’autre avantage d’être avec la personne et non seulement un texte, c’est qu’on peut lui demander d’expliquer ses intentions. Les apôtres demandaient à Jésus : « explique-nous la parabole. » Ils ne comprenaient pas. Ils avaient besoin d’être accompagnés. Et à leur tour, ils ont fait de même lors de la première évangélisation :
« Philippe se mit à courir, et il entendit l’homme qui lisait le prophète Isaïe ; alors il lui demanda : “Comprends-tu ce que tu lis ?” L’autre lui répondit : “Et comment le pourrais-je s’il n’y a personne pour me guider ?” Il invita donc Philippe à monter et à s’assoir à côté de lui ». (Ac 8, 30-31)
Mais pour la mission, n’est-ce pas plus efficace de propager la bonne nouvelle par des textes, en imprimant des livres ou mieux encore en propageant des vidéos sur internet ?
La transmission se doit elle aussi d’être personnelle. Le Christ a dit à ses disciples : « Je vous ai appelés amis. » C’est ce qu’ont fait les premiers chrétiens. Ils ont été de bons amis de leurs voisins et collègues de travail. C’est comme ça que l’Église s’est répandue au début, de personne à personne, sans grandes campagnes de pub ni Facebook.
Au fond, la relation personnelle est irremplaçable. Cela nous donne tous une responsabilité comme chrétien, c’est-à-dire que la révélation, c’est nous d’une certaine manière. Comme Jean-Baptiste disait : « Il faut que Lui grandisse et que moi je diminue ». Il faut donc que nous devenions de plus en plus le Christ pour les autres. Qu’ils puissent sentir l’amour du Christ à travers nous, que nous nous préoccupons de leur bonheur.
C’est l’intuition du professeur canadien Marshall McLuhan, très célèbre pour l’idée que le médium, c’est le message. C’est nous le médium, donc c’est nous aussi le message. Chacun de nous incarne le Christ d’une manière différente et doit aussi le laisser transparaitre pour les autres.
D’un autre côté, on pourrait dire que je suis le message même en tant que je suis imparfait, puisque le message est justement qu’il y a une miséricorde pour les pécheurs.
Oui c’est ça. Et puis ça s’applique à la personne à qui on parle de Dieu aussi parce que je ne suis pas meilleur que lui. C’est-à-dire que je ne fais pas de l’évangélisation parce que je suis meilleur. Ce qui serait un peu rebutant. Je suis malade, tu as la même maladie que moi. J’ai le remède. Ça marche pour moi, je te l’offre à toi. Ça peut aussi te faire du bien. Moi je ne vais pas arrêter d’en prendre, parce que penser que je n’en ai plus besoin ce serait le pire orgueil. C’est une excellente approche, car très personnelle, amicale.
On revient sans cesse à la relation personnelle !
C’est vrai et il n’y a là rien d’étonnant, puisque le langage est fait pour la communication interpersonnelle.