bouquinerie
Photo : Alfons Morales / Unsplash.

Deux livres pour se réconcilier avec l’Antiquité et le Moyen Âge

Comme promis dans L’histoire est une chose du passé — un article où il est question de notre désamour pour l’Antiquité et pour le Moyen Âge —, voici, en guise d’antidote à l’institutionnalisation programmée de l’oubli, deux ouvrages absolument formidables. 

D’abord Humanisme et théologie, de Werner Jaeger, puis Exercices spirituels et philosophie antique, de Pierre Hadot. Le livre de P. Hadot, paru en 2002, nous rappelle que la tradition des études classiques, patristiques ou médiévales s’est prolongée malgré tout jusqu’au XXIe siècle, et donc jusqu’à nous. J’en donnerai d’ailleurs d’autres « preuves » dans une prochaine Bouquinerie.

Mais pour l’instant, attardons-nous aux titres tout juste mentionnés. Ils nous permettront de rompre avec l’isolationnisme des vivants, qui trouvent apparemment judicieux de tenir les grands morts à l’écart de nos délibérations. 

Werner Jaeger, Humanisme et théologie, Seuil, 1956, 128 p.

À peu près introuvable en français (on réclame une réédition !), encore disponible en anglais (langue originale de publication), cette conférence prononcée en 1943 par le grand philologue et helléniste allemand Werner Jaeger (1888-1961), véritable sommité en son temps, est un joyau méconnu. Oublié, même. Tout comme l’univers des études classiques, dont l’effacement du paysage intellectuel, à l’instar de celui du christianisme vivant, précède et prépare, semble-t-il – les journaux nous le laissent croire volontiers -, l’essoufflement complet de l’Occident. L’étude des classiques de l’Antiquité a pourtant été, deux-mille ans durant, avec la lecture méditée de la Bible et l’exploitation du droit romain, une des sources vitales de notre civilisation (sur le sujet, voir Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident?, puf, 2004). 

Lu dans le cadre des Aquinas Lectures de la Marquette University de Milwaukee (Wisconsin), lieu de passage, au fil des ans, des Yves Simon (1940), Jacques Maritain (1942), Étienne Gilson (1947, 1951) et Alasdair MacIntyre (1990), le texte publié sous le titre Humanism and Theology aborde « le problème de la vision théocentrique du monde proposée par saint Thomas d’Aquin et de ses rapports avec l’idéal grec de la culture et de la tradition classique, base fondamentale de tout humanisme » (p.16).

Trois vérités historiques 

L’examen de ce problème fournit au passage à l’helléniste l’occasion de rappeler quelques vérités historiques trop souvent occultées. Ici, j’en mentionnerai trois, qui sont selon moi de la plus haute importance.

D’abord, W. Jaeger insiste pour dire (1) que le meilleur de l’humanisme classique ne s’épanouit pas en relativisme moral, en scepticisme et en arrivisme mondain dans l’enseignement des sophistes, par ailleurs grands pédagogues, mais en théologie naturelle et en vie contemplative chez Platon et Aristote, et (2) que, par conséquent, il s’accorde on ne peut mieux avec le théocentrisme thomasien, qui promet à l’homme le plus formidable destin, celui de la divinisation dans la vision béatifique, dont la vie spirituelle ici-bas est l’amorce et la voie d’accès surnaturelle.

Ensuite, l’helléniste tient à préciser (1) que la Renaissance humaniste des XVe et XVIe siècles a été précédée d’autres renaissances de la culture antique, aux époques romaine, patristique, carolingienne et surtout scolastique, et (2) que, sans le rationalisme d’inspiration aristotélicienne « du temps de saint Thomas », « la Renaissance du XVe siècle n’aurait surement pas été ce qu’elle fut », puisque, nous dit encore W. Jaeger, le rationalisme théologique de l’École a jeté « les fondations pour tout le développement ultérieur, sacré et profane, de la pensée rationnelle » (p.51). 

Enfin, cette Aquinas Lecture a été l’occasion pour W. Jaeger de rappeler (1) que la formation de l’homme (la paideia, disaient les Grecs) s’accomplit pleinement, comme l’avait compris à sa façon Platon, par le biais d’une participation de l’homme à la vie divine, et (2) que le refus de l’humanisme moderne de reconnaitre à la raison la faculté d’accéder à la connaissance de Dieu par la voie de la théologie naturelle, c’est-à-dire par la voie d’une pensée rationnelle sur Dieu, et éventuellement par la Révélation, est finalement une attitude profondément antihumaniste.         

Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, 418 p.

La thèse de Pierre Hadot (1922-2010), très convaincante, très stimulante, est que la philosophie antique n’était pas d’abord une activité purement intellectuelle orientée vers l’élaboration de théories et de systèmes philosophiques (telle que les modernes ont pu la concevoir, et comme les contemporains la conçoivent encore très souvent), mais surtout un choix de vie spécifique et une attitude intérieure de portée existentielle. 

Autrement dit elle ne se réduisait pas à un choix vocationnel ou professionnel s’offrant à quelques cérébraux, mais concernait tout homme et impliquait, à la base, un engagement de tout l’être dans une voie de conversion, afin d’apprendre à vivre et mourir selon la sagesse d’une école particulière (stoïcienne, épicurienne, néoplatonicienne, etc.) 

Dans cette perspective, la philosophie est, plus qu’un mode de discours, un mode d’être à l’intérieur duquel le souci de la pensée juste (la logique) et la connaissance du monde (la physique) sont ordonnés à la vie bonne (l’éthique) comme à une fin. Et s’il y a bel et bien vie intellectuelle, écriture, enseignement, comme l’existence des textes philosophiques anciens nous le prouve, c’est dans l’intention de provoquer, non pas seulement une illumination d’ordre spéculatif, mais une illumination transformatrice de toute l’âme et de toute l’existence. Les textes de l’Antiquité qui nous sont parvenus prennent un tout autre relief lorsqu’ils sont abordés, comme nous l’a enseigné Pierre Hadot, en tant qu’« exercices spirituels » servant à faire progresser sur la voie de la perfection et de la paix intérieure, plutôt que comme de simples exposés théoriques. 

La philosophie, servante de la vérité

Sans nécessairement souscrire à tous points de vue aux thèses de l’historien, sans faire comme lui prévaloir aussi nettement et aussi systématiquement, dans l’analyse de la pensée antique, la part « existentielle » de l’aventure philosophique sur sa part proprement logique et spéculative, on saura gré à ce géant des études classiques d’avoir rétabli un certain équilibre dans notre appréciation de la philosophie ancienne (et particulièrement des écoles de pensée hellénistiques), en refusant d’y voir un pur intellectualisme. 

Cette approche la rend plus vivante, plus attrayante et plus pertinente, pour nous qui faisons face à l’âpreté et au mystère de la condition humaine. Ainsi présentée, on y reconnait même une alliée du christianisme, dans un monde où moralité et rationalité font aujourd’hui terriblement défaut. 

Favoriser la diffusion de la foi chrétienne n’était certes pas le but de Pierre Hadot, qui, on le sent, accentue l’aspect « spirituel » de la philosophie antique pour mieux en faire un substitut valable de la religion. Mais sans risquer le contresens, on peut très bien relire Hadot en faisant de sa « philosophie comme mode de vie », non pas une rivale du christianisme ayant le privilège de l’antériorité, mais comme une de ses préparations les plus élaborées et mieux inspirées. 

Dans la vie des hommes, la quête philosophique a souvent débouché sur une rencontre avec le vrai Dieu dans l’éblouissement du mystère. Pensons à la conversion de saint Justin ou à celle, encore plus célèbre, de saint Augustin. Plus près de nous, le cas d’Alasdair McIntyre est exemplaire. On peut donc dire que la philosophie a été, et restera toujours, n’en déplaise à Pierre Hadot, une excellente servante de la vérité théologique. 


Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.