Qu’est-ce que le temps ? Lorsqu’on m’apostrophe dans la rue pour me le demander, je peux le donner grâce à ma montre. Mais au fond, j’ignore ce qu’il est exactement. Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et le présent n’est que l’espace d’un instant fugitif. Si le temps nous manque souvent, ce qu’est le temps nous échappe plus encore, car il semble bien ne pas être grand-chose.
Le problème de la définition du temps est très célèbre en philosophie et saint Augustin y est certainement pour quelque chose. Pour le plaisir de l’exercice, je propose de revisiter brièvement l’étude qu’il fait du problème du temps dans ses Confessions (Livre XI).
Symptôme d’une crise théologique
Comprendre la solution au problème du temps dans les Confessions, c’est d’abord comprendre comment le problème se pose lui-même pour son auteur. Avec les Confessions d’Augustin, le lecteur devrait manifestement s’attendre à avoir affaire à des « confessions » et donc au rapport structurant et problématique entre louange, invocation et connaissance de Dieu.
Ayant cela à l’esprit, il est normal d’envisager que le traité sur le temps ne puisse s’étudier de manière purement philosophique sans faire l’impasse sur le sens profond de l’entreprise dans laquelle il s’inscrit, ce qui serait d’ailleurs, comme je vais tacher de le montrer, une grave erreur.
La solution d’Augustin au problème du temps est double. Il y a d’un côté la solution philosophique, qui relève de l’intentionnalité de l’âme, et de l’autre l’enjeu théologique et existentiel de la distension de l’homme en l’état présent de sa vie.
Comme le suggère Jean-Luc Marion dans sa lecture des Confessions : « Il ne faut donc pas trop se hâter, comme s’y obstine caricaturalement le commentarisme, à isoler, au livre XI des Confessiones, un traité philosophique du temps, pour l’inscrire dans la ligne des grandes doctrines consacrées à ce thème, fût-ce en saluant de plus ou moins bon cœur son inventivité. » (p. 261)
Suivant le conseil de Marion, je discuterai de la solution d’Augustin au problème du temps dans la mesure où cette solution trouve son lieu propre au sein d’un thème plus grand : « Si donc s’avèrerait une aporie philosophique du temps, il faudrait savoir y lire aussi et même d’abord le symptôme d’une crise théologique. » (p. 276)
Quelle est donc cette crise de nature théologique et comment l’examen philosophique de la question du temps et de ses apories est utilisé comme un instrument de sa résolution ?
Une attente et une écoute
La confession est surtout une louange, un discours servant pour Augustin à susciter l’amour de Dieu en lui-même et chez ceux qui voudrons bien porter attention à son témoignage : « j’excite mon amour pour toi en ceux qui lisent ceci, pour que tous disent : Le Seigneur est grand, et tout à fait digne de louanges ! »[1] (p. 270) L’évêque d’Hippone cherche à y dire son amour de Dieu pour le faire grandir.
Ce qui opère cet agrandissement ne relève toutefois pas entièrement de la louange elle-même, mais du secours apporté par Dieu, lequel instruit l’homme au plus intime de lui-même, « puisqu’Il est le Principe et qu’Il nous parle. » (p. 288)
La confession est ainsi toujours premièrement l’aveu de son insuffisance, du besoin qu’elle a d’obtenir le secours de la grâce : « Laisse-moi t’offrir en sacrifice le service de ma pensée et de ma langue, et donne-moi de quoi te faire mon offrande : oui, je suis pauvre et indigent » (p. 272-273).
La solution augustinienne au problème philosophique du temps émane […] d’un enjeu théologique.
La parole qu’Augustin laisse monter vers Dieu comporte nécessairement un appel au secours divin, puisqu’elle rencontre un obstacle en la faiblesse de la nature humaine. Elle est certes parole, mais surtout attente et écoute.
De là nait la question théologique : comment se mettre à l’écoute de cette parole éternelle, en laquelle toutes choses sont dites ? (p. 286-287) Autrement dit, comment se mettre temporellement à l’écoute du Verbe éternel qui créa toutes choses dans le temps en étant Lui-même hors du temps ?
C’est à partir de ce questionnement qu’émerge la question de savoir ce qu’est le temps.
Entre l’éternel et le temporel
L’horizon de la question du temps est celui de la distinction, ou de la crise théologique entre l’éternel et le temporel dans le cadre de la confession. Cette distinction s’opère au moyen de la notion de création, relation entre l’Éternel et le temporel.
Restituée dans le contexte de la confession, la solution augustinienne au problème philosophique du temps émane donc d’un enjeu théologique.
De fait, il est normal qu’il en soit ainsi, puisqu’à bien y penser la frontière entre philosophie et théologie est loin d’être parfaitement claire dans les Confessions, et pour Augustin de manière générale. Il serait hâtif d’appliquer de manière anachronique une distinction trop nette à un texte qui n’atteste pas de lui-même une telle rigidité. L’insuffisance de la solution philosophique au problème du temps manifestera d’ailleurs l’évidence de ces remarques.
La question résolue par l’âme
L’unité d’être du temps, ainsi que sa mesure, se réalise en l’âme humaine, ou en son esprit, du fait de son intentionnalité : « C’est en toi, mon âme, que je mesure le temps. » (p. 332)
Se déclinant en trois actes distincts, l’intentionnalité de l’esprit porte à la présence et à la durée les trois modes du temps, passé, présent et futur. L’esprit est attentif au présent (adtendit), attend le futur (expectat) et se remémore les choses passées (meminit) (p. 332). L’attention portée par l’esprit au temps lui donne l’être dans la durée, c’est-à-dire l’être qui lui manquait pour exister simplement, ainsi que pour être mesuré.
Les deux principales apories de la question du temps, celle de son être et celle de sa mesure, semblent ainsi résolues. Or, la solution reste incomplète si l’on s’en tient au plan strictement philosophique, ou humain.
L’intentionnalité de l’âme humaine suffit et ne suffit pas pour inscrire le temps de façon durable dans l’être. Elle réalise d’une manière cette extension, mais seulement au prix d’une distension, d’un dispersement d’elle-même.
La bonne heure
Immédiatement après avoir énoncé sa solution, qui a pour principe l’intentionnalité du sujet, Augustin s’exclame : « voici que ma vie est une distension » (p. 338). L’intentio animi est corrélative d’une distentio animi.
C’est pourquoi l’homme aura besoin d’un Médiateur, le Christ, entre lui et l’Éternel, afin que, « non selon la distension, mais selon l’intention » (p. 338), il puisse saisir sa temporalité propre au sein d’une visée eschatologique portant sur la vie béatifique et atemporelle :
« Maintenant mes années se passent dans les gémissements, et toi, tu es ma consolation, Seigneur ; tu es mon Père éternel ; moi, au contraire, je me suis éparpillé dans les temps (in tempora dissilui) dont j’ignore l’ordonnance et les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées, les entrailles intimes de mon âme, jusqu’au jour où je m’écoulerai en toi, purifié, liquéfié au feu de ton amour. » (p. 338)
Double question
Pour s’assurer d’être à l’heure juste, l’homme doit rétablir sa propre expérience de la temporalité dans le cadre d’une visée eschatologique, visée qui ne s’accomplit qu’au moyen du Christ, Médiateur par excellence entre le temporel et l’atemporel, Dieu fait homme, qui reviendra accomplir son œuvre en apportant avec Lui la fin du temps.
La solution d’Augustin au problème du temps est double. Il y a d’un côté la solution philosophique, qui relève de l’intentionnalité de l’âme, et de l’autre l’enjeu théologique et existentiel de la distension de l’homme en l’état présent de sa vie.
Pour que l’homme saisisse le temps correctement au moyen de son esprit, cet esprit doit être restitué dans sa destinée atemporelle grâce à la présence de Dieu à la fois en lui et par la médiation du Christ, qui est lui-même l’horizon du temps. Le temporel ne se mesure et ne se pense qu’au regard de l’atemporel et au moyen de lui, d’où la nécessité de la réflexion sur la création, c’est-à-dire sur la relation-médiation entre Dieu, le Christ et l’homme.
Le subjectivisme de la solution augustinienne impose cette réflexion sur le sujet intentionnel et sa rectification selon le modèle et créateur atemporel du temps. La visée intentionnelle constitutive du temps ne peut être entièrement dépendante d’un sujet temporel et soumis à la distentio.
En un mot, pour Augustin, il n’y a pas de solution strictement philosophique au problème du temps.
Ce que les Confessions ne sont pas
Cette manière de voir les choses comporte un avantage notable.
Plutôt que d’étudier le livre XI des Confessions et de n’y voir, comme plusieurs, qu’un traité philosophique de valeur plus ou moins grande, comparable à celui d’Aristote dans sa Physique, par exemple, cette perspective permet de juger du livre XI d’après sa valeur intrinsèque, à la lumière de la démarche propre à Augustin dans les Confessions.
De cette façon, je crois qu’il est possible de mesurer un peu mieux la profondeur, inestimable, de ce traité de spiritualité contemplative, à la frontière de la théologie et de la philosophie.
Note :
La traduction provient de : Saint Augustin, Œuvres de saint Augustin. Les Confessions livres VIII-XIII (texte de l’édition de M. Skutella, introduction et notes par A. Solignac, traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou), Paris, Études Augustiniennes (coll. « Bibliothèque Augustinienne [=BA] »), 1962 (Nouvelle éd. augmentée 1992, réimpression 1996), BA 14.