Corruptissima republica plurimae leges: «Plus l’État est corrompu, plus les lois se multiplient.» Cette phrase célèbre de Tacite (Annales, III, 27) visant la décadence romaine (Tiberius, Caligula, Claudius et Néron) rend brillamment comment faire fi des consciences. La décadence se trahit par la multiplication des lois, sa principale ennemie étant la conscience morale.
« Pour moi, je considère, excellent homme, qu’il vaut mieux […] ne pas être d’accord avec la plupart des gens et dire le contraire de ce qu’ils disent – oui, tout cela plutôt que d’être, moi tout seul, mal accordé avec moi-même et de contredire mes propres principes » (Gorgias, 482 b-c). Hannah Arendt n’avait sans doute pas tort de voir dans cette phrase de Socrate, telle qu’elle est rapportée par Platon dans le Gorgias, ce qu’a pour point de départ « la morale occidentale, qui met l’accent sur l’accord avec la conscience ».
Cependant, la figure exemplaire à cet égard demeure celle de la jeune Antigone défendant, contre la loi de Créon, le droit du corps de son frère Polynice à la sépulture, son appartenance à une commune humanité, au nom de « lois non écrites, inébranlables, des dieux. Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru » (Antigone, v. 453-457). « Je ne suis pas de ceux qui haïssent, ajoute-t-elle plus loin, mais je suis née pour aimer. » D’où vient la fascination qu’exerce depuis deux millénaires et demi la simple figure d’Antigone, de celle de Sophocle en 422 avant Jésus Christ, jusqu’à celle du film récent de Sophie Deraspe ?
Qu’est-ce qui doit l’emporter : une loi mauvaise ou la conscience humaine, Créon ou Antigone ?
Plus près de nous dans le temps, voici que nous assistons à des tentatives de contester toute validité à une objection de conscience grâce à une loi comme celle qui a légalisé récemment en notre pays, en novlangue, « l’aide médicale à mourir », un oxymore pourtant évident s’il en est, puisqu’il s’agit en réalité d’euthanasie. Qu’est-ce qui doit l’emporter : une loi mauvaise ou la conscience humaine, Créon ou Antigone ? Rien d’étonnant à ce qu’aux Pays-Bas, en Belgique et, sauf erreur, en Ontario, on aille jusqu’à tenter de rendre illégitime l’objection de médecins et de soignants responsables mis justement au défi de leur conscience.
Afin d’y voir plus clair, force est de faire intervenir l’expérience ultime de la liberté dont nous jouissons en notre for intérieur. Nul ne peut me forcer à aimer ou à ne pas aimer qui ou quoi que ce soit en mon for intérieur, même sous la torture ou en quelque circonstance contraignante que ce soit. L’expression « for intérieur » est lumineuse, car elle renvoie, étymologiquement, au mot « forum ». Elle désigne ainsi le tréfonds de notre conscience, où nous nous découvrons débattant et résolvant, seuls ou seules, du moins en apparence, de rien de moins que de bien et de mal.
Cet article est tiré du numéro de septembre 2020 du magazine Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.