Charles De Koninck (illustration de Marie-Hélène Bochud)
Charles De Koninck (illustration de Marie-Hélène Bochud)

Charles De Koninck: tout homme est son prochain

Un texte de Maxime Valcourt-Blouin

Charles De Koninck, penseur belge d’inspiration thomiste, immigré au Québec dans les années 1930, est une figure aussi incontournable que complexe de la philosophie au Canada francophone. Plus de cinquante ans après son décès, survenu subitement à Rome alors qu’il aidait l’Église à penser son rapport au monde lors de l’aggiornamento du concile Vatican II, l’œuvre colossale du professeur mérite qu’on s’y replonge le plus souvent possible.

Au Québec, peu nombreux sont ceux qui connaissent vraiment Charles De Koninck: après la Révolution tranquille, le rejet quasi unanime de la pensée de saint Thomas d’Aquin, et plus généralement du catholicisme, nous a portés à voir en lui un défenseur dépassé de structures devenues obsolètes.

Encore aujourd’hui, plusieurs pensent que le titre d’un de ses articles, «In Defence of Saint Thomas» («Pour une défense de saint Thomas») exprime tout ce qu’il peut y avoir à dire concernant sa posture fondamentale de penseur. Charles De Koninck n’aurait en somme été qu’un autre défenseur de l’orthodoxie, comme il en pleuvait à l’époque; un répétiteur de saint Thomas dont l’œuvre, depuis au moins l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII, avait été élevée au rang de pilier fondamental de la pensée catholique.

Voilà ce à quoi semble se réduire en bonne partie la réception actuelle de la pensée de Charles De Koninck. Cette manière de voir est sans doute une autre confirmation de ce que l’opinion commune demeure fort souvent en deçà de la réalité, comme Platon l’avait déjà pressenti bien avant nous. Car plus on côtoie les écrits, édités et inédits, de Charles De Koninck, plus une conviction nait dans l’esprit du lecteur: Charles De Koninck a été non seulement un véritable philosophe, mais probablement l’une des figures intellectuelles les plus libres de l’histoire du Québec.

Pièces à conviction

Pour étayer cette idée, il faut considérer d’abord que, si Charles De Koninck a été, toute sa vie, profondément attaché à saint Thomas, il s’opposa toujours farouchement, et ce jusque dans sa propre faculté de philosophie à l’Université Laval dont il a été longtemps le doyen, aux thomistes qui voulaient se servir de leur savoir pour se prononcer sur tout au lieu de former le jugement et l’intelligence de ceux à qui ils s’adressaient. Ses archives conservent par exemple la liste des conseils qu’il donnait aux professeurs de philosophie de sa faculté et qu’on peut résumer ainsi:

«Cherchez d’abord à développer chez vos élèves de bonnes mœurs intellectuelles. Faites-leur prendre conscience qu’ils ne savent pas tout, qu’ils ne peuvent pas se prononcer sur tout ou réfuter n’importe quoi (et prêchez d’abord par l’exemple!). Formez leurs esprits en étudiant avec eux les textes des grands maitres au lieu de leur faire apprendre par cœur des manuels qu’ils ne comprendront qu’à moitié et qu’ils ne feront que réciter de mémoire.»

Cet enseignement se retrouvera dans Tout homme est mon prochain (dans l’article «Philosophie et autorité») lorsqu’il dira qu’en philosophie le philosophe chrétien est appelé à aller à saint Thomas essentiellement pour former son propre esprit, pour apprendre lui-même à bien philosopher. Voilà ce qui semble avoir été toujours la motivation première de l’attachement de Charles De Koninck à saint Thomas: aller à saint Thomas non pas pour avoir d’avance les réponses, mais pour apprendre à bien poser les questions, à bien penser, à bien philosopher. La philosophie ne doit pas être un enfermement dans un discours desséché, mais un effort constant vers la vérité, un effort à la fois le plus rigoureux et le plus exigeant.

De Koninck représente ce que peut être un authentique philosophe catholique dans le monde moderne.

Tout témoigne, de fait, non seulement de l’attitude profondément philosophique de Charles De Koninck tout au long de sa vie, de son ouverture toujours renouvelée devant le vrai, mais aussi du sans-gêne avec lequel il a su, au besoin, remettre en question ce qui contredisait cet effort et cette ouverture.

Ainsi, dans une conférence qu’il nous reste dans ses archives, il remet en question la définition de la philosophie qu’on retrouvait dans les manuels thomistes de son époque pour ne conserver que celle-ci, la première: «amour de la sagesse». De même, il n’hésite pas, dans une autre conférence (intitulée simplement L’ignorance), à montrer à quel point une profonde ignorance s’immisce jusque dans le savoir humain le plus avancé, y compris métaphysique – un point de vue bien socratique et bien éloigné de l’idéologue «défenseur de l’establishment».

Son approche des philosophes modernes a aussi de quoi surprendre: on peut penser à cet égard aux quatre cours qu’il donna sur Nietzsche durant les années 1930 à la Société philosophique de Québec, lesquels sont essentiellement une recherche sur la vérité présente dans ses théories. On imagine difficilement toute la liberté d’esprit sous-tendant un tel geste quand on considère à quel point, encore aujourd’hui, Nietzsche demeure un penseur scandaleux pour tant de chrétiens.

On peut également penser à son affirmation maintes fois réitérée, notamment dans Science and the Humanities, selon laquelle nous avons un devoir de piété et de reconnaissance même envers les philosophes dont les erreurs nous aident à mieux trouver la vérité. «La vérité, toute la vérité, rien que la vérité.» Celui qui est philosophe, amant de la sagesse, est en son principe un amant de la vérité; tout chemin vers cette vérité, quel qu’il soit, a donc nécessairement une infinie valeur à ses yeux (ce qui ne le dispense en rien de critiquer l’erreur lorsque cela est nécessaire, ce que De Koninck s’est lui-même permis à plusieurs reprises).

La recherche du fondamental

Certains s’imaginent que Charles De Koninck n’aurait été qu’un penseur local, qui n’aurait considéré, durant sa vie, que quelques problématiques bien spécifiques et délaissé le reste. Il serait en somme philosophe des sciences, philosophe du bien commun (contre Maritain et les personnalistes) et théologien marial. C’est tout.

En fait, quand on prend la peine d’analyser plus en détail son œuvre, on voit comment tous les différents thèmes dont il a traité, bien loin d’apparaitre soudainement pour ensuite disparaitre à tout jamais, sont repris ailleurs sous d’autres formes et développés davantage; en somme, c’est toujours bel et bien une seule et même pensée qui est à l’œuvre, une pensée qui cherche pour notre monde les réponses les plus adéquates. Tel est le cas notamment du thème de la piété humaine à l’égard de nos parents, de notre patrie, de nos éducateurs, qui traverse tant ses ouvrages théologiques que ses textes de philosophie sociale et politique et même ses réflexions sur la connaissance humaine.

On peut certes trouver discutable l’idée, développée par De Koninck dans La confédération, rempart contre le Grand État, que l’État fédéral puisse assurer la coexistence pacifique de chaque province en une confédération où chacune serait une nation à part entière. Mais on peut tout de même admirer comment De Koninck, en l’espace d’à peine quelques dizaines de pages, renvoie dos à dos tant la droite que la gauche. Il dévoile au grand jour la supercherie consistant à vouloir tout confier, dans la vie politique, à une administration ou à des processus (sociaux, techniques, économiques, etc.) et renvoie directement chacun à sa propre responsabilité d’individu libre et responsable ainsi qu’aux liens éthiques réels qui nous unissent aux autres et que nous nous devons d’honorer pour être vraiment humains.

De même, on voit, dans sa réflexion développée dans L’univers creux sur la science et déjà sur les ordinateurs, non seulement une remise en question radicale des idéologies réductionnistes qui veulent ramener la réalité aux images que nous nous en faisons, mais encore une protestation contre tous ceux qui veulent oublier la recherche humaine de la vérité pour faire de la science une affaire de machines et d’instruments.

Enfin, déjà dans De la primauté du bien commun contre les personnalistes, on trouve – par-delà la querelle avec le philosophe français Jacques Maritain – une recherche de ce qui fait la vérité ultime et la dignité propre de la vie humaine: se mettre humblement au service d’un Bien supérieur qui surpasse et gouverne l’univers, un Bien pour lequel ce même univers, dont nous sommes nous-mêmes une partie, existe. Soucieux de bien fonder la dignité de l’homme, il nous met en garde contre l’oubli de cette réalité suprême.

Que ce soit pour comprendre le lien entre philosophie et sciences, pour étudier le sens et la nature du Bien commun au fondement des communautés humaines, ou pour approfondir le sens du discours philosophique, l’approche de Charles De Koninck a toujours été la même: aller à ce qu’il y a de plus fondamental pour y trouver l’éclairage nécessaire pour notre temps. Dépasser les apparences et les courants de pensée qui passent pour s’attacher à la vérité qui demeure. À notre monde toujours plus précipité, pressé d’obtenir des réponses, il rappelait l’importance de prendre le temps de bien formuler et de comprendre les questions.

Charles De Koninck, loin d’être une relique d’un passé en voie de décomposition, représente à bien des égards ce que peut être un authentique philosophe catholique dans le monde moderne. Mais plus encore, il nous indique comment il nous est possible, par la recherche et la tranquille méditation de la vérité, de dépasser les contingences non seulement de notre propre temps, mais encore des temps futurs, pour dire ce qui ne passe pas.

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Pour aller plus loin:

Œuvres de Charles De Koninck, Presses de l’Université Laval.

Fonds d’archive de Charles De Koninck, aux archives de l’Université Laval, fonds P112.

The writings of Charles De Koninck, University of Notre Dame Press.

«Le devoir de philo: Charles De Koninck, déchiffreur de notre temps», dans Le Devoir, 14 février 2009, [en ligne]. [www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/233654/le-devoir-de-philo-charles-de-koninck-dechiffreur-de-notre-temps].

Plusieurs articles de Charles De Koninck sont gratuitement accessibles dans la base de données Érudit (https://www.erudit.org/fr/).

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Maxime Valcourt-Blouin est détenteur d’une maitrise en philosophie et d’un DEC en techniques de la documentation. Ces études lui ont permis de contribuer au projet des «Œuvres de Charles De Koninck» et d’analyser ses archives en vue de rendre accessibles certains textes inédits de ce philosophe.

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