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Charles Taylor/Wikipedia (cc)

Le prix Ratzinger pour un philosophe de chez nous !

Le 9 novembre dernier, le pape a remis le prestigieux prix Ratzinger au philosophe Charles Taylor. Dans son discours lors de la remise du prix, le pape a souligné l’influence remarquable de sa pensée pour « le développement de la culture occidentale, les mouvements de l’esprit humain au fil du temps, en identifiant les caractéristiques de la modernité ».

Comme pour beaucoup de Québécois, c’est au cégep que j’ai pour la première fois été en contact avec sa pensée. Je me suis très tôt intéressé à son diagnostic des Grandeurs et misères de la modernité. Qui aurait cru qu’une décennie plus tard je le recevrais en entrevue!

Charles Taylor est surtout connu au Québec pour avoir présidé la célèbre Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables. Sa contribution intellectuelle est néanmoins beaucoup plus riche et ne doit pas être négligée.

À la fois, profonde et lumineuse, sa pensée est d’une très grande actualité.

En effet, plusieurs de ses recherches, notamment sur Les sources du moi et L’âge séculier, nous aident à porter un regard plus objectif sur nous-mêmes et nos sociétés.

Je ne prétends évidemment pas le présenter d’une manière exhaustive. J’aimerais cependant attirer votre attention sur ses deux contributions importantes.

Aux origines de l’individualisme

L’une de ses recherches les plus significatives, Les sources du moi, est un voyage aux origines de l’individualisme contemporain.

Le mot individualisme, trop souvent utilisé comme synonyme d’égoïsme, peut également signifier la reconnaissance culturelle que l’on porte à l’individu comme tel. Par exemple, un principe comme la liberté de conscience et de religion découle de ce tournant individualiste.

L’individualisme contemporain, au sens où Charles Taylor l’entend, est un rempart nous protégeant contre leurs nombreux abus possibles.

Tous les totalitarismes prônent l’assujettissement des personnes aux dictats de l’État. L’individualisme contemporain, au sens où Charles Taylor l’entend, est un rempart nous protégeant contre leurs nombreux abus possibles.

II nous offre donc une sorte de généalogie de cette notion étroitement liée à l’apparition du christianisme.

Sa méthode : faire le portrait des différentes étapes du développement de ce qui fait que nous, modernes, nous nous considérons comme des individus.

L’adage « cujus regio ejus religio » (la religion du roi est la religion du peuple) montre bien que la notion d’individu et les libertés qui en découlent ont pris du temps à se développer.

Je soulignerais cependant un point important.

Augustin, premier individualiste

Pour Taylor, l’une des conditions de possibilité de l’individualisme contemporain est la découverte, par saint Augustin, de l’intériorité.

Dans Les confessions, l’évêque d’Hippone nous fait le récit de sa conversion. Il manifeste la présence de Dieu qui était en lui depuis toujours, mais qu’il refusait de voir.

Comme il le dit lui-même :

Tu étais au-dedans et moi dehors et c’est là que je te cherchais. Tu étais avec moi et je n’étais pas avec toi.

Par la découverte de l’intériorité, Augustin a traduit l’impact de la Révélation sur l’âme humaine. En le lisant, nous assistons presqu’en direct à l’eurêka de l’homme s’apercevant de sa dignité de personne.

Sans saint Augustin, l’importance que nous accordons à l’individu serait encore aujourd’hui inconcevable. Nous serions probablement encore en train de louer des bêtes en immolant des personnes aux dieux de la collectivité…

Les recherches de Charles Taylor montrent donc l’immense impact qu’a eu la pensée chrétienne sur notre civilisation. Grâce à lui, la prochaine fois que l’on vous dira que la religion brime les libertés individuelles, vous saurez quoi répondre !

Dépasser les mythes de la sécularisation 

Un autre apport majeur du travail intellectuel de Charles Taylor est sans contredit ses recherches sur la sécularisation.

Dans son livre L’âge séculier, il déploie l’ensemble des conditions de possibilités culturelles nécessaires à ce phénomène.

Présentée comme un processus d’autonomisation du monde vis-à-vis toute conception spirituelle, la sécularisation tend à construire une perspective globale absolument indépendante de Dieu.

À tort, on a souvent eu l’habitude de croire qu’athéisme et sécularisation allaient de pair.

Fidèle à sa méthode de recherche, il nous invite à faire la genèse de ce phénomène en nous faisant spectateurs des différentes étapes qui nous permettent aujourd’hui de considérer notre monde comme autonome par rapport aux réalités spirituelles.

En ce sens, la pensée de Taylor nous invite à démystifier la sécularisation en la détachant de la notion de modernité.

À tort, on a souvent eu l’habitude de croire qu’athéisme et sécularisation allaient de pair. Aussi, qu’avec le progrès des libertés individuelles et du développement de la technique le religieux serait rendu superflu !

Rien de plus faux : la réémergence du religieux à l’heure actuelle en est selon moi la preuve.

Modernité et véritable spiritualité

De plus, on pense souvent que la sécularisation mène forcément à l’athéisme. Comme si l’indépendance des choses temporelles enlevait toute pertinence au Dieu Trinitaire.

Encore une fois, rien de plus faux. La sécularisation du monde politique ne découle-t-elle pas de l’exhortation de Jésus à « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12, 17).

En effet, loin d’être un chemin inéluctable vers l’athéisme, la sécularisation peut également mener à une redécouverte du divin. Paraphrasant Louis Pasteur, on pourrait dire « peu de sécularisation éloigne de Dieu, beaucoup de sécularisation y ramène » !

Par son insistance sur l’autonomie des choses temporelles, la modernité épure le sacré des éléments de superstition qu’elle peut trainer de l’histoire.

La modernité permet aussi aux religions de se sortir des éléments superstitieux qui ne sont que des obstacles à la rencontre du Vrai Dieu.

Sans tomber dans le déisme, l’œuvre de Taylor permet une conception de la société, non seulement consciente de ses propres capacités et responsabilités, mais également de ses limites.

La modernité permet aussi aux religions de se sortir des éléments superstitieux qui ne sont que des obstacles à la rencontre du Vrai Dieu.

Ayant atteint cet équilibre entre autonomie humaine et ouverture aux réalités spirituelles, Charles Taylor nous donne les instruments pour faire face au défi de notre temps.

* * *

Que ce soit par son travail intellectuel intense ou ses recherches volumineuses, Charles Taylor mérite amplement cette reconnaissance remise au Vatican la semaine dernière.

De mon côté, il m’apparait primordial de se familiariser avec sa pensée. Ainsi, évitant les écueils des fausses conceptions de notions telles qu’individualisme, modernité ou sécularisation, nous pourrons offrir des réponses appropriées aux défis de notre temps.


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Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.