Le solitaire sociable

Vous en aurez peut-être rencontré un durant le dernier confinement : un érudit qui se vante de son amour de la solitude et se lamente de l’incapacité des « petites gens » à faire comme lui. Le même qui se plait à citer Blaise Pascal, affectant toujours bien sûr un petit air de dépit : « J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »

Certains ont même profité du long confinement pour soutenir que l’homme véritablement accompli n’est pas par nature sociable. 

L’ennui et non la nature, a-t-on écrit durant la dernière année, est ce qui motiverait principalement les uns et les autres à se rassembler : « C’est l’ennui, le vide existentiel ou, si vous voulez, “la monotonie de leur propre moi” qui pousserait les êtres humains à se rapprocher coute que coute, à s’agglutiner dans un bar, sur une plage ou dans une foule compacte. »

Et c’est l’éducation et la culture qui permettraient une vie intérieure, à l’écart de la société, ajoute le même auteur.

Deux vérités

C’est une erreur, je crois, de soutenir que l’homme n’est pas sociable par nature.

Mais il y a du vrai dans la pensée que je viens de décrire. Ainsi que dans la citation de Pascal, citation qui n’entend pas, de toute façon, nier la nature sociable de l’homme, comme on l’interprète parfois.

L’homme est par nature sociable, fondamentalement, parce qu’il a besoin d’être éduqué pour devenir heureux et pleinement lui-même.

Première vérité : l’homme éduqué jouit effectivement de la solitude et ne s’ennuie pas. Je l’ai constaté durant le confinement. Presque tous mes professeurs de philosophie y ont vu un certain avantage. « Enfin du temps pour lire et penser ! »

Un de mes professeurs m’a également confié : « Mes enfants vont à l’épicerie pour moi, comme je fais partie des 70 ans et plus. Je n’ai donc plus besoin de sortir ! Le bonheur ! »

Deuxième vérité : l’homme n’est pas fait pour le divertissement. Le terme lui-même le révèle : le divertissement détourne du vrai but. Tout le monde le sait en un sens. C’est rarement durant un spectacle de chars qui se détruisent les uns les autres qu’on a l’impression de toucher les hauts sommets de l’humanité…

La vraie sociabilité

Mais le fait que la personne éduquée aime la solitude et se refuse aux divertissements de masse ne contredit pas la célèbre affirmation d’Aristote, selon lequel « l’homme est par nature sociable ». 

Par cette expression, Aristote ne qualifie pas celui qui a bon caractère, qui aime plaisanter et qui se lie facilement avec n’importe qui. 

Il décrit la nature profonde de l’être humain, nature spécifiée par la raison et ses activités.

Insister sur la nature sociable de l’homme, c’est en fait dire qu’il a besoin de toute une société pour s’accomplir, en particulier dans son activité propre, celle de la pensée.

L’homme est par nature sociable, fondamentalement, parce qu’il a besoin d’être éduqué pour devenir heureux et pleinement lui-même.

Et c’est cette même éducation qui le libère des foules et du divertissement, qui le rend capable de ne pas s’ennuyer, même seul dans sa chambre.

Le gout de l’homme éduqué pour la solitude ne prouve pas que l’être humain n’ait pas besoin de la société et de la compagnie des autres. Bien au contraire ! La vie intellectuelle de cet homme démontre plutôt qu’il a bénéficié du contact de nombreuses personnes dévouées autour de lui et qu’il a tellement aimé la compagnie des autres qu’il recherche même celle d’auteurs morts ou lointains. 

L’homme éduqué se plait à sociabiliser avec tous les hommes. Même avec un Platon ou un Aristote, morts depuis 2000 ans. Ou encore avec un auteur contemporain, vivant à l’autre bout du monde.

Qu’as-tu que tu n’aies reçu ?

Mon professeur, que j’ai déjà cité, m’a aussi raconté : « Je ne suis jamais seul. En plus de Jésus et de Marie, j’ai devant moi à mon bureau les photos de tous les professeurs qui ont marqué mon cheminement. Aristote et saint Thomas sont aussi toujours là à me parler, à livre ouvert. Sans toute cette compagnie, je serais moins que rien : un ignorant, un fou. »

En l’entendant, me sont revenues en tête ces paroles de saint Paul : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Cor, 4-7)

Vraiment, personne n’est rien sans la société, sans les autres. L’homme réellement éduqué le sait et éprouve de la gratitude. 

Cette gratitude le rend indulgent envers qui n’a pas été aussi bien servi. Il sait que celui qui s’ennuie, seul, dans sa chambre n’est pas moins digne que lui, mais simplement moins bien entouré.

Cette gratitude le motive encore à redonner avec joie ce qu’il a reçu. « Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement. » (Mt 10, 8)


Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.