salem sorcières
Photo : Adam Wilson / Unsplash, détail.

Chasser les chasseurs de sorcières

Salem 1692, dans une colonie protestante, deux jeunes filles, Betty Paris 9 ans et Abigail Williams 11 ans, s’adonnent naïvement à l’art de la divination, avec Tituba, servante originaire de la Barbade. S’étant effrayées elles-mêmes, et comme prises à leur propre jeu, les jeunes filles adoptent soudain un comportement étrange et suspicieux.

Les autorités du village, ayant remarqué ces changements, les placent devant un dilemme : ou bien elles se sont livrées volontairement à des activités sataniques (auquel cas elles recevront un sévère châtiment) ou bien elles ont été envoutées par d’autres (auquel cas elles doivent révéler leur identité). 

Pour sauver leur vie, elles choisissent la seconde option et accusent de sorcellerie d’abord trois femmes : Sarah Good, Sarah Osborne et Tituba elle-même.

S’enclenche alors le cercle vicieux des condamnations à Salem : parmi les accusés, seuls ceux qui reconnaissent leurs « actes de sorcellerie » et acceptent de livrer « leurs collaborateurs » sont épargnés. Les autres sont pendus. Ainsi meurent 14 femmes, 6 hommes et 2 chiens.

Le maccarthysme

Wheeling (en Virginie) 1950, début de la guerre froide, Joseph McCarthy dénonce la présence de communistes au sein même du département d’État américain.

1953, Arthur Miller écrit la pièce The Crucible (Les Sorcières de Salem), pour dénoncer ce nouveau mouvement initié par McCarthy, qualifié de « chasse aux communistes ». 

Pour ce faire, il reprend la sombre histoire de Salem, ne changeant que quelques circonstances, pour unifier le récit.

Jamais la pièce de Miller n’aborde directement le maccarthysme. Sa force réside proprement en cela : elle laisse le spectateur de l’époque faire lui-même les liens. 

« Qui veut rejouer la pièce se retrouve devant la question suivante : qu’est-ce qui ressemble à une chasse aux sorcières aujourd’hui ? Comment l’identifier ? »

D’ailleurs, le lecteur de The Crucible s’étonnera de constater que la pièce ne porte pas vraiment non plus sur la sorcellerie. Miller se sert plutôt de ce moment historique pour dépeindre une réalité plus universelle, celle des persécutions et des accusations idéologiques. 

La nouvelle chasse aux sorcières

Montréal, novembre 2021, la pièce de Miller est montée de nouveau, au théâtre Denise-Pelletier. Sa pertinence doit résider encore dans une analogie avec la société actuelle. 

Qui veut rejouer la pièce se retrouve devant la question suivante : qu’est-ce qui ressemble à une chasse aux sorcières aujourd’hui ? Comment l’identifier ?

Certains y voient un parallèle avec le mouvement #MeToo, d’autres avec le complotisme en temps de pandémie, d’autres encore avec la pensée woke et la cancel culture

L’équipe artistique engagée par le théâtre Denise-Pelletier prend pour sa part un point de vue différent. Elle rejette l’analogie avec le mouvement #MeToo et veut plutôt présenter une lecture « féministe » de la pièce. Pour elle, il s’agit de mettre en évidence que ce sont en fait les jeunes accusatrices les réelles victimes à Salem, étant manipulées par les autorités de l’époque. 

Cette lecture veut même redorer la figure de la sorcière, emblème du féminisme. Ainsi choisit-elle Tituba comme personnage principal – probablement la seule véritable « sorcière » de toute cette histoire – au lieu de John Proctor, l’homme blanc. 

Une tragédie de l’individu

Les Sorcières de Salem, affirme encore l’équipe artistique, illustre les conséquences du manque d’éducation sur une société. Cette dernière lecture trahit toutefois, selon moi, l’intention de la pièce de Miller, car ce sont les plus éduqués, les juges, qui agissent le plus injustement. En outre, la plus brillante des accusatrices, Abigail, se révèle aussi la plus méchante.

« Oui, mais en 1692, tout le monde manquait d’éducation. Le puritanisme, branche du protestantisme, obscurcissait les esprits à Salem », me répondra-t-on. 

Un classique de l’idéologie des temps présents : s’imaginer « débile » tout ce qui est de l’ordre du passé. Mais supposons que tout le monde manquait d’éducation en 1692. Que dire alors de la chasse aux communistes, cette autre idéologie ? Encore le manque d’éducation ? 

Hannah Arendt, dans l’une de ses lettres, dénonce que « la chasse aux rouges » se déroulait en fait particulièrement dans les universités américaines, dans les lieux de savoir.

Ainsi faut-il selon moi arrêter d’expliquer tout mouvement idéologique par « le manque d’éducation » et rechercher plus en profondeur les véritables causes. Ces causes, me semble-t-il, se trouvent dans l’individu. Car une société « ne chasse pas les sorcières », si aucun individu ne le fait.

C’est l’intuition même de Miller.

Dans l’une de ses lettres, il explique que sa pièce ne traduit pas d’abord une obsession à dénoncer le maccarthysme, mais veut surtout dépeindre « l’expérience commune la plus partagée par l’humanité, à savoir les changements d’intérêts qui transforment des époux aimants en froids ennemis, des parents aimants en indifférents superviseurs ou même exploiteurs de leurs enfants… ce qu’on appelle les bris de charité les uns envers les autres. »

Tu ne jugeras point

« Tu ne jugeras point », a dit le Christ.

D’accord, mais il nous a aussi demandé de nous corriger réciproquement. « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. » (Mt 18, 15) Or corriger, c’est juger. 

C’est dire que tout jugement n’est pas mauvais. Il y a des crimes évidents, qu’il faut à juste titre dénoncer.

Le problème, c’est que bien des fois, en jugeant les autres, nous outrepassons notre savoir. Les juges, dans Les Sorcières de Salem, reconnaissent enquêter sur une réalité invisible, la sorcellerie, d’où l’impossibilité pour eux de juger adéquatement et d’où leurs raisonnements fallacieux.

De même en est-il trop souvent pour nous. 

Les pensées, les sentiments, la liberté, l’histoire personnelle, la relation avec Dieu… tout cela demeure foncièrement invisible et nous échappe. Juger de l’autre en ces domaines, c’est nécessairement faire acte de présomption. 

Ce n’est pas le manque d’éducation qui fait de nous des inquisiteurs injustes. C’est le fait de se croire faussement « parfaitement éduqué ». C’est la prétention orgueilleuse à la connaissance des choses cachées, qui n’appartiennent qu’à l’autre. 

Paradoxalement, même, le fait d’être très éduqué mène souvent à cette prétention. Ça s’appelle en philosophie de la double ignorance…

« Il apparait préférable que dix sorcières suspectées puissent s’échapper, plutôt qu’une personne innocente soit condamnée ». La chasse aux sorcières a pris fin au Massachusetts quand les juges ont reconnu leur incapacité à juger avec certitude.

De même, nous gagnerions, dans notre humble quotidien, à suivre ce précepte et à préférer, dans l’incertitude, risquer l’erreur de juger favorablement un méchant plutôt que défavorablement un homme bon.


Laurence Godin-Tremblay

Laurence termine présentement un doctorat en philosophie. Elle enseigne également au Grand Séminaire de l’Archidiocèse de Montréal. Elle est aussi une épouse et une mère.