Le 8 novembre (un mois avant l’Immaculée Conception) nous fêtons un homme, un frère franciscain d’origine écossaise nommé Jean Duns Scot, décédé à 43 ans à l’orée du XIVe siècle. De cet homme, nous ne savons presque rien, sinon le cadeau qu’il nous a laissé. C’est là un cadeau exigeant, de ceux dont on ne finit pas d’ôter l’emballage. Un cadeau en forme d’écrits théologiques subtils (c’était là son surnom : le « Docteur Subtil »), mais pleins d’éclats — comme lorsque l’enfant, après maints efforts, aperçoit sous l’emballage la surprise que tout cela recouvre.
Car Jean Duns Scot est surprenant à plus d’un titre. D’ailleurs, ce qui lui vaut, en ce jour, une fête discrète, ce n’est justement pas un titre — en tout cas pas celui de saint… mais seulement (si l’on peut dire), celui de « bienheureux ».
Selon le droit canon, il faut deux miracles pour être déclaré saint. Ces deux miracles, Duns Scot ne les a pas faits. Mais il fit mieux que faire : il les indiqua. Il s’est contenté (au sens fort du contentement, de la joie parfaite) de montrer les deux grands mystères qui donnent son sens et sa saveur à la vie chrétienne, à savoir : le miracle du monde créé, celui que nous habitons ; le miracle du monde sauvé, en tant que le Christ l’a lui-même habité.
L’inutile et non moins merveilleuse création du monde
Nul mieux que Duns Scot n’a parlé de la Création du monde comme d’un miracle. Selon lui, le monde aurait pu ne pas être. Mais il est. Nous sommes les témoins et la preuve vivante de ce fait étonnant : nous, qui sommes contingents, au sens où nous n’avons pas en nous-mêmes notre raison d’être, nous existons pourtant. Mieux que l’étonnement, cela suscite l’émerveillement. Si l’on savait se tenir en silence et écouter le Verbe qui prononce chaque être vivant, on entendrait retentir le Fiat créateur, le « que cela soit ! » qui donne à tout être venant au monde l’allure d’une bonne nouvelle.
Comme tout grand intellectuel, Jean Duns Scot avait des ennemis. Les siens s’appelaient les émanationnistes : ceux qui pensaient que si le monde existe, c’est qu’il devait être – que son existence est logique, ou nécessaire et non pas, comme le pensait Duns Scot, libre, contingente, étonnante, merveilleuse. Pour un émanationniste, Dieu ne pouvait pas ne pas créer. Le monde « émane » de Dieu comme la conséquence découle du raisonnement correct. Du style : « Si Dieu est parfait, alors Il ne pouvait pas ne pas créer… »
Tout, dans ce monde, raconte la générosité de son origine. Il y a dans l’ample sein de l’univers plus à voir, à aimer et à connaitre que nous ne pourrons jamais.
Mais Dieu, dans sa perfection, n’a besoin de rien. Trinitaire, Il s’aime et se connait parfaitement. Créant librement, Dieu ne serait pas moins Dieu de ne l’avoir pas fait. S’Il crée, c’est par surcroit. Ou, ce qui revient au même, par amour. C’est pour communiquer quelque chose de sa vie trinitaire, de cette circulation d’amour que les Pères grecs nommaient « périchorèse ». On entend dans ce dernier mot la danse (choréia), la ronde en laquelle entrer, sans trop se poser de questions, sans demander pourquoi. Il convient de dire oui au monde et à sa vie comme la jeune femme consent à l’invitation qu’on lui fait d’accepter cette danse.
Tout, dans ce monde, raconte la générosité de son origine. Il y a dans l’ample sein de l’univers plus à voir, à aimer et à connaitre que nous ne pourrons jamais. Saint Thomas d’Aquin le disait lui-même : « Aucun philosophe n’a jamais pu pénétrer parfaitement la nature d’une seule mouche. » Une simple mouche surpasse infiniment tout ce qu’on en pourra dire. Alors, imaginez l’âme humaine !
Le monde est un don, inespéré, inutile, surabondant. Il est — avant d’avoir raison d’être. Il est pour être, parce que Dieu voulut qu’il fût. « Les cieux, dit le Psaume 19, racontent la gloire de Dieu. Ils disent quelles mains les ont faits. Le jour au jour en confie le récit. Et la nuit l’enseigne à la nuit. Non point récit, pas même un mot, nulle voix qu’on puisse entendre. Mais une mélodie qui embrasse la terre et prononce le monde jusques en ses confins. »
Le mystère joyeux de l’Incarnation
La libre donation du monde : tel est le premier miracle. En cela, Duns Scot est bien le disciple de saint François d’Assise — et du Christ : quand celui-là ne craignait pas d’enseigner aux oiseaux, celui-ci nous invite à nous laisser enseigner par eux. Regardez les oiseaux du ciel, nous demande Jésus dans le Sermon sur la Montagne. Voyez comme ils sont libres du souci de posséder, heureux seulement de recevoir, à la fois pauvres et comblés — et regardez les lis des champs comme ils sont vêtus : le roi Salomon ne connut pas, de tout son règne, parure si belle.
À ce premier miracle s’adosse le second : que ce monde fût sauvé. Librement créé, il est aussi librement sauvé. Ici, notre sourcil se fronce : si le monde est bon, pourquoi devait-il être sauvé ? Entre ces deux miracles (celui de la Création, celui de la Rédemption) se glisse un mystère – douloureux celui-là : le mystère du mal. L’homme, en Adam, a péché.
Comme le monde, le mal à la fois est et aurait pu ne pas être. Mieux (ou pire) : le mal se distingue du monde en ce sens que, lui, aurait dû ne pas être. On reconnait en effet son péché à ceci qu’on aurait préféré ne pas le commettre : « Mais qu’est-ce qui m’a pris ? ». Le mal est fait, certes, mais si c’était à refaire, on resterait sobre, on retiendrait ce mot méchant, on serait moins envieux et moins adultère.
Duns Scot refuse là encore de faire du mal une nécessité. Il refuse d’en faire quelque chose du plan de Dieu. Il refuse de dire, comme certains métaphysiciens : « Il fallait qu’Adam péchât pour que le monde fût racheté et que soit ainsi dévoilé l’amour de Dieu pour l’homme. » Drôle d’amour, qui laisserait le mal agir pour apporter le remède.
Heureusement Dieu n’est pas un pompier pyromane. S’Il brule, c’est d’amour. Cet amour créait l’homme libre. L’homme le serait resté, libre, s’il n’avait pas péché. Car le péché, contenu dans la liberté comme une possibilité, n’est toutefois pas la liberté, mais justement ce qui nous en prive. Face à la liberté divine de créer le monde se tient la liberté humaine de ne pas recevoir ce monde comme un don. D’en faire un dû, ou une malédiction — et, ainsi, de tout gâter…
Incarnation et Rédemption
La suite de l’histoire, on croit la connaitre : à notre fin de non-recevoir, à notre refus de Dieu, qui est refus de la joie d’être aimé, le Père répondit en envoyant son Fils. L’Incarnation, croit-on, est la réponse de Dieu au péché de l’homme.
Or, de façon surprenante, Duns Scot refuse en partie ce scénario. Pourquoi ? Là encore, pour ne pas abimer la liberté divine. La cause de l’Incarnation ne saurait être le péché de l’homme. L’Incarnation est une chose si belle, si puissante (un Dieu fait homme, un bébé qui est Dieu !) qu’elle ne peut trouver sa cause dans une faute. Comment Duns Scot articule-t-il donc Incarnation et Rédemption ?
Revenons au premier miracle : le monde est un don, la Création est un cadeau. Or ce don, pour qui est-il ? Pour nous ? En un sens oui, et nous existons à la mesure de notre action de grâces. Mais pas seulement puisque nous, créatures, nous sommes nous-mêmes ce don. Créés, nous en faisons partie.
Si ce n’est à l’homme, c’est donc à Dieu que Dieu ferait l’offrande de la Création. Ou plutôt (car si Dieu se donnait à Lui-même la Création, où donc serait le don ?) : le monde est le don du Père au Fils, en vue précisément de son Incarnation. La Création est la surprise que le Père, de toute éternité, fit au Fils, l’une des manifestations de l’amour qui circule de l’un à l’autre.
Autrement dit (et Duns Scot fut le seul à le dire ainsi), la cause de l’Incarnation du Verbe, ce n’est pas d’abord le rachat notre péché. C’est la bonté intrinsèque de la chair, bénie depuis toujours afin que le Christ, qui est le Verbe incarné, puisse s’en revêtir. C’est pourquoi notre corps, comme le dit saint Paul, est le temple de l’Esprit (1, Cor 6, 19).
De toute éternité, l’Incarnation était voulue, le Fils était prédestiné à devenir le Christ : « Penser que Dieu aurait renoncé à une telle œuvre si Adam n’avait pas péché ne serait absolument pas raisonnable ! » écrit Duns Scot. « Je dis donc que la chute n’a pas été la cause de la prédestination du Christ et que — même si personne n’avait chuté, ni l’ange ni l’homme — dans cette hypothèse, le Christ aurait été encore prédestiné de la même manière. »
Oui, il y a bel et bien le péché, Duns Scot n’est pas naïf. Mais il est second. Il arrive après. Et ce péché n’est jamais tel qu’il parvienne à déjouer le plan de Dieu. À cause du péché, l’Incarnation aura aussi ce sens, plus fort, plus terrible, plus tragique, d’apporter aux hommes le Salut.
Mais Duns Scot insiste : avant d’offrir son Fils au monde en vue de la Rédemption, le Père offrit le monde à son Fils en vue de son Incarnation. Comme le dit la Lettre aux Colossiens : Jésus-Christ est « le premier-né de toute la Création. En lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes, dignités, dominations, autorités. Tout a été créé par lui et pour lui. »
Revêtir le Christ
Dans Marie comme Dieu la conçoit, je médite le mystère (mystère joyeux, incarné, et non surtout pas abstrait ou, comme on le croit, puritain !) de l’Immaculée Conception. C’est justement au bienheureux Duns Scot qu’on doit l’intelligence de ce dogme (et peut-être est-ce pour cette raison qu’on le fête un mois avant la solennité du 8 décembre).
Dans ce petit livre, donc, j’écris ceci :
Le monde ne fut pas créé pour être sauvé — ce qui serait absurde. Il fut sauvé parce qu’il avait été créé. Il fut sauvé parce que, dès son commencement, Dieu avait dit de lui qu’il était bon et même, après la création de l’homme, chair dont son Fils sera revêtu : “très bon”.
Martin Steffens, Marie comme Dieu la conçoit.
C’est ce par quoi je voudrais finir cette courte présentation de la pensée de Duns Scot — tandis qu’il y aurait tant de merveilles à partager encore : Dieu sauve le monde comme Il l’a créé, parce qu’Il l’a créé, parce que, quelque mal qu’on porte au monde, c’est de toute éternité que la chair est bénie.
Marie, dans sa présence immaculée, témoigne aussi de cela. La faute, qui nous a valu un si beau Rédempteur, a certes donné à l’Incarnation un sens d’autant plus grand – mais c’est dès l’origine que ce monde est béni et le mal (Dieu sait qu’il est horrible !) n’est jamais tel qu’il ait le pouvoir d’en désespérer Dieu.
En ces temps difficiles que nous traversons, n’oublions pas que nous habitons dans une double victoire, déjà acquise, déjà offerte, en attente seulement d’être reçue de nous : victoire de l’être sur le néant (Création du monde) et de l’amour sur le mal (Rédemption du monde).
Aussi, comme l’a magnifiquement dit Hannah Arendt, grande lectrice de Duns Scot, chaque bébé qui nait ouvre-t-il l’Être d’une façon nouvelle et fait par là mentir tous les pronostics de mort. Le péché, nous dit silencieusement l’enfant s’endormant sur le sein maternel, n’a pas la puissance de défigurer la Création.
Dieu n’a cessé de la chérir, sa Création, puisque le Verbe s’y est, malgré toutes nos humaines atrocités, incarné. Le mal n’a ni le premier ni le dernier mot. Satan peut bien enrager (d’ailleurs, il ne sait faire que cela) — c’est dès le début qu’il avait perdu. L’enfer, c’est d’être vaincu par Dieu et de ne pas y consentir. Le paradis, c’est entendre, dès maintenant, à même notre prochain, la bénédiction qui nous tient tous dans la vie.
Chaque homme, disait Duns Scot, est un « me voici » absolument unique (une « eccéité ») : un don du Père au Fils. Chacune et chacun sommes voulus par Dieu, revêtus de cette chair dont le Christ s’enveloppa et qui fut, de la mangeoire jusque sur la Croix, son seul habit.