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Dialogue avec le frère Thierry-Dominique Humbrecht (1/3)

Le frère Thierry-Dominique Humbrecht est dominicain de la province de Toulouse (France), docteur en philosophie et en théologie, et directeur de la collection Bibliothèque de la Revue thomiste aux éditions Parole et Silence. Parmi ses ouvrages, on compte, entre autres, un livre sur l’éloquence chrétienne, Le théâtre de Dieu. Discours sans prétention sur l’éloquence chrétienne (2003), un triptyque sur le thème spirituel de la vocation, paru de 2004 à 2007, et un recueil de sermons, Le bonheur d’être chrétien (2008). Nous lui devons aussi une réflexion pénétrante et étoffée, à lire impérativement, sur l’actuelle crise de la culture que traverse l’Occident déchristianisé, L’évangélisation impertinente. Guide du chrétien au pays des postmodernes (2012). Son Éloge de l’action politique (2015), dernier titre en date, propose une réflexion, du point de vue français, sur le problème essentiel de la participation des chrétiens à la vie de la cité.

L’ouvrage a valu à son auteur, le 10 juin dernier, le Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne, une distinction littéraire décernée par l’Académie française tous les deux ans, pour récompenser « l’auteur d’un ouvrage de philosophie ou de pensée religieuse contemporaine ». Ayant, à l’instar du jury de l’Académie, apprécié la justesse des réflexions contenues dans les pages d’Éloge de l’action politique, j’ai pris la liberté d’entrer en contact avec le frère Humbrecht pour lui demander s’il était disposé à jouer, le temps d’un rosaire, au jeu platonicien du dialogue. Aimablement, il a accepté. Les trois thèmes que j’ai abordés avec lui sont l’évolution des mœurs et des mentalités en Occident, la contamination idéologique de l’Église par les idéologies modernes, la marginalité problématique de la minorité chrétienne engagée en politique.

Première partie : Sur l’évolution actuelle des mentalités et des mœurs en Occident

Alex La Salle : L’« entreprise de démolition de l’homme », que vous évoquez en page 14 d’Éloge de l’action politique et que l’esprit du temps progressiste maquille en conquête égalitariste et humaniste, est une forme nouvelle et aberrante, abâtardie et encore plus radicale, de la déjà radicale et aberrante fantasmagorie de l’homme nouveau que le communisme entendait créer naguère, à coup de théories fumeuses, de propagande mensongère, de plans quinquennaux inefficaces et de déploiements de chars à Prague et à Budapest.

Pour faire advenir un homme nouveau selon leur cœur, les utopistes, qui œuvrent aujourd’hui à la démolition du moindre morceau de civilisation demeuré intact, produisent une propagande à la fois massive et insidieuse, entre autres sous forme de téléromans moralisateurs, de reportages tendancieux à la télé d’État et de programmes pédagogiques garants d’une victoire idéologique à long terme.

En bons modernes pressés d’obtenir des résultats rapidement, ces mêmes utopistes, ivres de leurs rêves, n’hésitent pas non plus à recourir à la pharmacopée, à la chirurgie plastique et à la coercition juridique pour faire advenir, le plus vite possible, un nouvel être humain au corps et à l’identité malléables, apte à se projeter en permanence dans un avenir fantasmé fait de prothèses, de prescriptions médicales et de pactes sanctionnés par la loi.

Au lieu de nous inviter à abattre, comme naguère, les barrières économiques et sociales qui séparaient les classes, la nouvelle morale civique serinée par les États protototalitaires d’Occident nous intime l’ordre d’effacer les différences naturelles et culturelles qui fondent et soulignent la dualité des sexes, afin d’abolir cette limite par trop arbitraire que la biologie impose à la majorité des espèces depuis le milieu du protérozoïque.

Le corps, dans sa double dimension physique et culturelle, en tant que réalité biologique et en tant que lieu symbolique, est désormais le nouveau champ de bataille sur lequel se joue l’avenir du genre humain. Un soldat du gender parfaitement bien endoctriné, ayant admirablement cerné l’enjeu, le dit d’ailleurs sans ambages dans une recension enthousiaste: « la biologie, c’est […] la politique continuée par d’autres moyens. »

La génétique aussi est devenue « la politique continuée par d’autres moyens ». En raison des avancées spectaculaires des dernières décades, les beaux jours du transhumanisme s’annoncent enfin, car déjà les laboratoires peuvent mettre sur le marché une humanité à la carte, sans filiation, faite de manipulations génétiques, de PMA et de GPA. Après les pommes et les tomates, c’est au tour des hommes d’être manipulés génétiquement pour plaire aux consommateurs démocrates.

Parallèlement, des lois fort opportunes, votées aux quatre coins de l’Occident par des parlementaires débordants de compassion, d’humanité et de soucis budgétaires, ont transformé l’euthanasie en solution facile pour tous ceux que cette jonglerie furieuse avec les genres et les gènes – véritable Festival Frankenstein – ne parvient que médiocrement à réconcilier avec la dimension tragique de la vie.

Quelles observations les mutations spirituelles et sociales tout juste évoquées vous inspirent-elles? Avez-vous le sentiment que nous arrivons au terme du processus de démantèlement civilisationnel rêvé par certains ou pensez-vous qu’il faut se préparer à de plus vastes, de plus complètes et de plus totales manifestations de fureur déconstructionniste ?

Thierry-Dominique Humbrecht : Aucune évolution n’est fatale, mais il est clair que nombre d’idéologies savent où elles vont et s’en donnent les moyens. Les chrétiens ne doivent pas être naïfs ni se contenter de réagir après-coup, au dernier moment ou bien de façon simplement affective. Les vrais combats sont des combats d’idées, il convient donc de se cultiver, de s’armer, de débattre.

Débattre signifie non pas brandir un dialogue mollasson entendu comme un échange d’opinions, mais plutôt oser une préparation faite d’études rigoureuses de la pensée des autres… et aussi de sa propre foi. Sans compter l’importance des arguments rationnels, donc de la philosophie.

Ce n’est pas à la foi de tout résoudre. Un chrétien doit aussi se porter sur le terrain rationnel, si tant est que ses adversaires s’y portent aussi, ce qui n’est pas sûr. Au moins convient-il de le détecter et de déconstruire leurs arguments lorsqu’ils sont fallacieux. Il nous faut apprendre le long terme et l’anticipation.

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Thierry-Dominique Humbrecht, Éloge de l’action politique, Parole et Silence, 2015, 206 p.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.