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Dialogue avec le frère Thierry-Dominique Humbrecht (2/3)

Pour lire la première partie, cliquez ici.

Le frère Humbrecht est dominicain de la province de Toulouse (France), docteur en philosophie et en théologie, et directeur de la collection Bibliothèque de la Revue thomiste aux éditions Parole et Silence. Son plus récent livre, Éloge de l’action politique (2015), propose une réflexion pleine de sagacité sur le problème essentiel de la participation des chrétiens à la vie de la cité. 

Après lecture de l’ouvrage, l’idée m’est venue d’inviter le frère Humbrecht à discuter de divers sujets : l’évolution des mœurs et des mentalités en Occident (première partie), la contamination idéologique de l’Église par les idéologies modernes (deuxième partie, ci-dessous), et la marginalité problématique de la minorité chrétienne engagée en politique (3e partie). Il a aimablement accepté. 

Deuxième partie : Sur la contamination idéologique de l’Église par les courants de pensée contemporains

Alex La Salle : Depuis longtemps, les philosophies, idéologies, opinions et postures modernes (individualisme libéral, collectivisme communiste, grégarisme fasciste) ou postmodernes (hédonisme libertaire, humanitarisme larmoyant, subjectivisme moral, athéisme de salon, pragmatisme acéphale, scepticisme satisfait, pessimisme poussif, nihilisme autodestructeur) exercent directement (par la propagande) ou indirectement (par osmose culturelle) une influence constante et profonde sur les choix philosophiques (conscients ou inconscients) et les prises de position politiques des catholiques, censés obéir d’abord à l’injonction de Dt 6, 4 : « Écoute, Israël… »

Alain Besançon le déplorait déjà en 1978 (1), quand le léninisme méphitisait l’Église et suscitait la ferveur de certains baptisés, laïcs victimes de la mystique gauchiste ou clercs égarés dans le siècle. Jacques Ellul dénonça aussi le même phénomène en 1979, dans un livre au titre éloquent : L’idéologie marxiste chrétienne.  On a le rouge au front quand on constate que certains fidèles sacrifiaient joyeusement à cette foi matérialiste, alors que de nombreux athées avaient depuis longtemps tourné de le dos à l’utopie communiste ou étaient en train de le faire, en lisant L’Archipel du goulag (de l’écrivain russe Alexandre Soljenitsyne) ou Ombres chinoises (du sinologue belge Simon Leys).

Aujourd’hui, des formes non purifiées de conservatisme bourgeois, de traditionalisme antimoderne, d’égoïsme libéral, de progressisme sociétal, d’écologisme panthéiste, de féminisme revanchard et même de « genderisme » déréalisant trouvent des relais au sein des communautés chrétiennes mitées par le modernisme, paralysées par l’obsession de la pureté rituelle, ou simplement jalouses de leur confort matériel et intellectuel.  Pire, c’est au nom de ces idéologies enkystées dans le corps du Christ, plutôt qu’au nom de l’orthodoxie, que certaines « excommunications » sont fulminées par les progressistes et les intégristes de tout poil contre les fidèles attachés au Magistère.

Si on se rapporte à l’histoire des intellectuels au 20e siècle, on voit combien l’habitude est ancienne, chez nous, de penser et d’examiner les problèmes du monde à partir de théories et de concepts étrangers ou carrément contraires à la foi chrétienne. Le fait qu’on dénature gravement celles-ci, qu’on en donne au monde une idée fausse, tantôt falote et affadie, tantôt folle et fanatique, mais jamais fidèle, ne semble pas nous troubler outre mesure. On pourrait donner des dizaines d’exemples d’errance doctrinale et d’intoxication idéologique, mais je me limiterai à quatre.

Dans Le Studio de l’inutilité (2012; p.84), l’écrivain-sinologue Simon Leys (1935-2014), pourfendeur de la maolâtrie à l’époque de la Révolution culturelle chinoise, rappelle avoir croisé, durant les années de fièvre révolutionnaire qui agitèrent les Quartiers latins d’Occident, de « lamentables coreligionnaires, théologiens maoïstes et curés crétinisés qui prêchaient l’évangile de la « Révolution culturelle »». (Simon Leys désigne les chrétiens subjugués par la propagande maoïste comme des « coreligionnaires » car, chose peu connue, il était lui-même croyant).

À la fin des années quarante (autre période de grand emballement pour le communisme en France), ceux que Georges Bernanos (1888-1948) appelait sans aménité aucune les « affreux petits cancres savants [de la revue Esprit] »(2) ont confessé un philocommmunisme gênant, en regard de ce que fut l’art de gouverner du petit père des peuples, qui régnait toujours sur l’U.R.S.S. à l’époque, et qui s’était montré prodigue de purges et de procès truqués, en plus d’avoir propulsé l’art de la famine organisée vers de nouveaux sommets (3 à 6 millions de disparus au nom de la «dékoulakisation»).

Dans les années trente, la sympathie de certains catholiques de droite pour le fascisme italien et les dictatures de la péninsule ibérique s’est étalée à pleine page dans la presse (pensons à l’activité militante d’un écrivain comme Henri Massis, initiateur, en 1935, du « Manifeste des intellectuels français pour la défense de l’Occident et la paix en Europe » signé par Mgr Baudrillart, Léon Daudet, Gabriel Marcel, entre autres), sans qu’on se formalise trop du sort des « nègres » d’Abyssinie ou de celui des « rouges » d’Espagne, liquidés par pelotons entiers le long de murs lugubres, maculés de soleil et de sang.

Enfin, rappelons qu’à la grande époque de L’Action française (avant et après la Grande Guerre), les catholiques hostiles au régime républicain ont soutenu massivement le mouvement royaliste de Charles Maurras et communié passionnément à l’idéologie bancale, alliant traditionalisme royaliste et modernisme rationaliste, véhiculée par l’écrivain de Martigues. Jusqu’à ce que Pie XI, soucieux, dit-on, de vouloir opérer un rapprochement avec la République, ne condamne en 1926 L’Action française et oblige les catholiques réactionnaires à faire de déchirants adieux à leurs idéaux politiques.

Devant un spectacle aussi déconcertant, on s’interroge. Pourquoi tant d’aveuglement? Pourquoi tant d’égarement? C’est comme si, depuis le début du 20e siècle, le catholicisme n’était jamais parvenu à constituer la principale référence intellectuelle des catholiques eux-mêmes; comme si les catholiques s’étaient fait une spécialité de se laisser déterminer de l’extérieur par les idéologies et courants de pensée à la mode, plutôt que par le cœur de leur foi : le sacrifice eucharistique, l’esprit d’enfance, la recherche du Royaume.

Certains esprits chagrins et désabusés pourraient voir là la preuve qu’en régime de modernité culturelle et politique la religion chrétienne n’est plus, aussi présente, influente et inspirante fût-elle, qu’un résidu idéologique négligeable : une sorte d’ancienne planète pulvérisée, dont les minuscules débris sont condamnés à graviter passivement autour de masses doctrinales plus lourdes et plus attirantes.

Cet emprisonnement des baptisés dans le champ gravitationnel des idéologies modernes et postmodernes n’est-il pas, en fin de compte, le signe le plus manifeste de la défaite de la pensée catholique du dernier siècle? Que nous faut-il faire, aujourd’hui, pour redonner un certain rayonnement intellectuel au christianisme (ne serait-ce qu’à l’intérieur de l’Église elle-même, qui souvent ressemble moins à l’oasis culturel qu’elle devrait être qu’au Tiers-monde spirituel qui l’entoure)?

Thierry-Dominique Humbrecht: Votre analyse me semble juste (« C’est comme si, depuis le début du 20e siècle, le catholicisme n’était jamais parvenu à constituer la principale référence intellectuelle des catholiques eux-mêmes ; comme si les catholiques s’étaient fait une spécialité de se laisser déterminer de l’extérieur, par les idéologies et courants de pensée du moment, plutôt que par le cœur de leur foi : le sacrifice eucharistique »).

Une telle faiblesse peut avoir au moins trois causes.

La première est l’absence de pensée de trop de chrétiens, parce qu’ils négligent de s’en occuper. Ils désertent trop souvent le terrain de la pensée, alors qu’ils sont placés au cœur de la culture, puisque le Christ est le Verbe divin. Du coup, ils manquent d’instruments et ne répondent qu’à coups de convictions religieuses individuelles ou bien de critiques internes braquées contre l’Église, ce qui reste faible, confortable et peu argumentatif, finalement contre-productif.

La deuxième est le résultat de plusieurs décennies d’intimidation. On a trop enseigné aux catholiques que la foi ne s’enseignait pas ; qu’il leur fallait être comme tout le monde et surtout le paraître ; que le meilleur témoignage qu’ils pouvaient rendre au Christ était de se fondre dans la société séculière sans jamais se poser de façon explicite comme des partenaires consistants, voire comme des critiques compétents. Il faut du temps pour sortir de ces habitudes mortifères, elles sont puissantes et contraignantes. Le chrétien est devenu celui qui dit oui à tout, sans recul, surtout à ce qui ressemble à une mise à l’écart de la foi chrétienne dans la société.

La troisième est l’affaiblissement de la théologie en tant que fidèle au Magistère, et de la philosophie en tant que réception du monde et capacité critique des idéologies. Les chrétiens ont suivi toutes les modes au lieu de les diagnostiquer. Ils ont suivi, au lieu de précéder. Pourquoi ? C’est une question complexe, avec de multiples paramètres de réponses. Il y entre une part de folie destructrice des pays riches, de superficialité humaine aussi, peut-être surtout une perte de sagesse spirituelle. Si les chrétiens s’engouffrent à ce point dans les idées des autres, sans plus cultiver une pensée propre, ne serait-ce pas parce qu’ils n’ont plus envie d’être chrétiens et qu’ils ne savent plus qui ils sont et de quoi ils sont porteurs ?

Pourtant, il s’en faut de peu de tout ressaisir. Je suis témoin de nombreux jeunes qui se battent pour rester chrétiens et même pour le devenir, alors que la société fait tout pour les en empêcher ; pour se cultiver plutôt que de rester ignorants ; pour prier dans des communautés de qualité, avec une liturgie riche de deux mille ans de culture chrétienne plutôt qu’appauvrie par cinquante ans de télévision. Ils pressentent que la culture est à nos pieds, inutilisée, mais qu’il suffit de se baisser pour la ramasser. En fait, ils demandent des phares, comme disait Baudelaire, des personnalités qui aient une avance sur eux et qui les entraînent. Où sont les nouvelles générations d’intellectuels chrétiens, les Gilson et Maritain d’aujourd’hui ? En France, on en demande. Au Canada, y en a-t-il ? (3)

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Thierry-Dominique Humbrecht, Éloge de l’action politique, Parole et Silence, 2015, 206 p.

Notes:

(1) Voir le constat fait par A. Besançon dans les premières lignes de son introduction à La confusion des langues : « Un élément de cette « crise », dans l’Église européenne occidentale, élément dont elle a une conscience encore confuse, est l’envahissement de son organisme, singulièrement de son clergé, par l’idéologie léniniste, soit sous forme pure – il s’agit alors d’une conversion au communisme – soit sous une forme mitigée, qui se donne parfois pour orthodoxe, de ce qui est substantiellement la même idéologie. »

(2) Ils étaient, disait-il, « tourmentés par l’acarus de la dialectique marxiste. » ( Georges Bernanos, « Ère chrétienne ou ère atomique » [2 octobre 1946], dans Français, si vous saviez… [1961], Gallimard (coll. Folio essais). 1998, p. 181.)

(3) Pour répondre à la question de Thierry-Dominique Humbrecht, je risquerais, sur base des premiers mots de la préface à Desiring a Better Country (2015), le nom de Douglas Farrow, professeur à l’Université McGill:

«  Christianity is a very political religion. It aims at a polis, and not just any polis, but one whose builder and maker is God.  In a certain sense, then, it is a politically subversive religion, for it has turned its back on the city that is built by men and populated with gods, in favour of the city that is built by God and populated with men. » (traduction libre : « le christianisme est une religion éminemment politique.  Elle a pour but l’érection d’une cité, et pas n’importe quelle cité : une cité dont le constructeur et le créateur est Dieu.  Dans un certain sens, donc, c’est une religion politiquement subversive, car elle tourne le dos à la cité qui est construite par les hommes et peuplées par les dieux, au profit de la cité qui est construite par Dieu et peuplée par les hommes.)

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.