Photo: James Langlois

Truculente théologie sur le gras

Si vous êtes comme moi, quand vous retournez à la maison familiale, votre ventre est alourdi par toute la nourriture que vous ingurgitez. On pourrait canoniser plusieurs mères et grand-mères parce qu’elles produisent à chaque fois un miracle de multiplication. Peu importe combien nous sommes autour de la table, il y a toujours trop à manger.

Gutturale poésie

Nous avons droit à une gamelle glorieuse si grasse qu’on pourrait s’en gargariser le gorgoton, et si grande qu’elle pourrait gaver même le géant Gargantua.

M’en goinfrer me garantit d’être gêné par un gargouillis grotesque, tant que grouillera le gigot, le gésier ou la gelée dans ma grotte gourmande.

Mais quel gâchis de ne pas goûter à ce gueuleton grandiose, car toutes les gâteries gobées me galvaniseront et feront gronder en moi une grâce glorifiante. J’en gueule : gloria !

Que voulez-vous; c’est si bon que ça me fait faire de la poésie. Malgré les indigestions, je ne peux m’imaginer une fête de Noël sans une table bondée de mets divers et bien gras.

Notre héritage judéo-chrétien nous rappelle d’ailleurs qu’un jour de fête est un jour gras!

Je pense que plusieurs Québécois l’ont déjà compris en rêvant d’une poutine au petit matin après un soir de party.

Dieu et le Barbecue

Dans la Bible, le gras est synonyme de richesse, du meilleur. C’est aussi la part réservée à Dieu. Je cite en appui un livre que vous avez probablement évité, parce que trop endormant, j’ai nommé le livre du Lévitique. Il s’agit ici d’un extrait du rituel d’institution d’Aaron et de ses fils en tant que prêtre d’Israël:

« Il fit alors approcher le bélier du sacrifice d’investiture. Moïse prit la graisse de la queue, toute la graisse qui adhère aux entrailles, la masse de graisse qui part du foie, les deux rognons et leur graisse et la cuisse droite. De la corbeille des azymes placée devant le Seigneur il prit un gâteau d’azyme, un gâteau de pain à l’huile, et une galette qu’il joignit aux graisses et à la cuisse droite. Il mit le tout dans les mains d’Aaron et dans celles de ses fils et fit le geste de présentation devant le Seigneur. Moïse les reprit alors de leurs mains et les fit fumer à l’autel en plus de l’holocauste. C’était le sacrifice d’investiture en parfum d’apaisement, un mets consumé pour le Seigneur. » (Lv 8, 22;25-28)

En plus d’apprendre que Dieu aime bien l’odeur du barbecue, on comprend bien l’importance qu’avait la graisse dans les sacrifices juifs.

On retrouve aussi dans la culture populaire d’autres références lipidiques de la Bible. Par exemple, l’expression populaire «tuer le veau gras», qui est une référence à la parabole du fils prodigue. Encore une fois, manger gras marque un temps de grande fête.

Dans la tradition catholique, on parle aussi de jours gras et de jours maigres.

Le jour maigre est un jour où l’on se prive de viande et où l’on mange simplement. C’est un jour de pénitence. Ce n’est donc pas vraiment dans l’esprit d’un jour maigre de manger une douzaine de croissants au beurre même si ce n’est pas de la viande.

On parle aussi de jour gras: ce sera bientôt le Mardi gras (qui est en fait plus une fête populaire que strictement chrétienne) mais qui demeure un jour de fête durant lequel on mange sans retenue et on fait des réserves avant le carême.

Être badigeonné

Un autre type de gras est aussi particulièrement important pour nous les chrétiens. Je veux bien sûr parler de l’huile d’olive. Le nom de «chrétien» veut littéralement dire «oint».

Mais, je trouve qu’aujourd’hui ce nom est devenu insignifiant. Il a perdu le malaise qu’il provoquait à l’époque antique. Je vous propose donc cette nouvelle traduction : les badigeonnés.

Si vous trouvez cette traduction ridicule, c’est très bien, mais je tiens à la défendre à partir d’un rite du monde oriental.

Oui, je viens de plugger ma chronique dans la revue.

Chez les chrétiens de rites byzantins, lors des vêpres solennelles, le prêtre fait une onction d’huile au pinceau sur le front des fidèles. Littéralement, il les badigeonne.

Très chers frères et sœurs badigeonnés, je ne sais pas si vous savez à quel point l’onction d’huile est importante pour nous : on l’utilise au baptême et à la confirmation, mais aussi pour l’ordination et pour les malades. C’est une partie intégrante de notre foi.

Mais pourquoi le gras et l’huile sont-ils liés à la fête?

C’est parce qu’ils sont associés à la surabondance des dons de Dieu. Si vous me permettez le jeu de mots nul: la graisse égale la grâce. Le psalmiste dit d’ailleurs: «Oui, il est bon, il est doux pour frères de vivre ensemble et d’être unis! On dirait un baume précieux, un parfum sur la tête, qui descend sur la barbe, la barbe d’Aaron, qui descend sur le bord de son vêtement» (Ps 133).

C’est la grâce qui dégouline sur nous entièrement.

Alors je vous invite, la prochaine fois que vous mangerez trop gras ou un repas huileux, de vous rappeler des merveilles de Dieu. Un dernier avertissement comme pour tout le reste : le gras est bien meilleur avec modération, car comme disait le sage Ben Sirac : « il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel. » (Qo 3, 1) Ça ne peut pas être la fête tous les jours.

Je vous suggère aussi de bien digérer le gras, comme la grâce, en faisant des exercices, physiques ou spirituels, de peur qu’une indigestion vous fasse faire une crise de foie, ou de foi.


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