Il y a un siècle déjà Chesterton écrivait : « Supprimez le surnaturel, il ne reste que ce qui n’est pas naturel. » Ce à quoi Rémi Brague pourrait aujourd’hui ajouter: « Supprimez ce qui dépasse l’homme, il ne reste plus d’homme. »
Telle est, grossièrement résumée, la thèse qu’il défend dans son dernier ouvrage, Le Règne de l’homme, sous-titré : Genèse et échec du projet moderne. Titre paradoxal, puisque ce « règne de l’homme » que le philosophe Francis Bacon (1561-1626) souhaitait que l’on réalisât, correspond précisément à la disparition de l’homme.
Émancipation totale?
Le « règne de l’homme », c’est son émancipation par rapport à tout ordre qui lui assigne une place prédéterminée, à tout ce qui le situe au sein d’un contexte, que celui-ci soit cosmologique, comme dans l’Antiquité où l’homme est un chiffre du cosmos, ou théologique, comme au Moyen Âge où l’homme tire sa dignité de la Révélation (et tout particulièrement de la Rédemption: « L’homme n’a d’importance, disait Nicolás Gómez Dávila, que s’il est vrai qu’un Dieu soit mort pour lui »).
Que l’homme soit sans contexte signifie qu’il est parfaitement autonome dans un monde vidé de Dieu et de tout ordre transcendant. Mais cette liberté est vertigineuse, puisque l’homme, ayant levé ses ancres du ciel de la métaphysique, ne parvient plus à dire en quoi il est bon que la vie soit, en quoi il est bon qu’il y ait des hommes dans un monde qu’ils menacent de plus en plus.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que l’homme puisse produire toutes sortes de biens – matériels, culturels – sans pouvoir dire pourquoi il est bon qu’il y ait des hommes pour jouir de ces biens.
Quand l’homme sacrifie l’homme
De sorte que si l’on peut trouver des arguments contre le suicide – la seule question vraiment sérieuse, selon Camus –, on ne peut en revanche trouver des arguments pour la poursuite de l’aventure humaine, en l’occurrence des raisons d’appeler des enfants dans un monde horrible et voué à des catastrophes imminentes sans pouvoir d’aucune manière leur garantir un éventuel bonheur.
À moins de la poursuivre, cette aventure, en renonçant, grâce aux technosciences, à cette vieille idée d’homme et à toutes ses limites (c’est l’option du transhumanisme). Ou à moins de revenir à ce « contexte » sur le cadavre duquel le projet moderne a pu prendre son essor – sans jamais parvenir à vivre d’une vie autre que parasitaire.
Entre une Apocalypse tranquille, où l’homme sacrifie l’homme afin de le dépasser, et un retour du religieux, où l’homme revient à l’homme en revenant au suprahumain, il n’y a aucune place dans la durée pour une troisième alternative. Quoi qu’il en soit, après la lecture du Règne de l’homme, il n’est plus permis d’ignorer innocemment l’étroite dépendance entre l’humain et le suprahumain.
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Rémi Brague. Le règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne, Paris, Éditions Gallimard, coll. « L’esprit de la cité », 2015, 416 p. ; 45,95 $ ; ISBN : 978-2-07-077588-0.