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Petit éloge de l’autodafé

Le texte qui suit appartient au genre désuet de l’apologue. C’est une introduction à une réflexion sur la parole que j’ai l’intention de mener dans une série d’articles à paraitre prochainement.

Le problème du collectionneur de livres, ce n’est pas le temps ; c’est l’espace.

Le collectionneur ne s’inquiète pas d’accumuler des livres qu’il ne lira probablement jamais : des œuvres de deuxième ou de troisième ordre, par exemple, ou encore des ouvrages correspondant à des gouts passagers. Que ces livres l’attendent un mois, un an, dix ans, voire toute une vie sur les étagères de sa bibliothèque, cela lui est égal. Vienne le jour où il aura besoin d’eux, où il aura envie de les lire, et il les trouvera à portée de main. De son point de vue, donc, l’éventualité de la lecture n’est pas un critère décisif pour conserver ou non un livre ; en tout cas, ce n’est pas le critère principal.

Mais à force d’accumuler les livres, le collectionneur (le vrai collectionneur, celui qui vous répudierait si vous aviez le malheur de lui conseiller la liseuse électronique) en vient à manquer d’espace. Il déploie des trésors d’imagination pour réaménager sa bibliothèque ; il dispose, les unes devant les autres, plusieurs rangées de livres ; tous ceux qu’il lui reste, une fois les étagères remplies, il les met au-dessus des rangées, ou sur le dessus de sa bibliothèque, ou même par terre ; rien n’y fait ; il n’y a plus de place, et les planches des étagères se courbent dangereusement.

Alors lui monte à l’esprit la grande question de Lénine : que faire ?

Pas Gaston Miron quand même, il est peut-être de gauche, mais il ne mérite pas ça…

Avec des yeux tristes, il parcourt l’ensemble de sa bibliothèque. Non, pas Stevenson, pas Faulkner, pas Flaubert, pas Proust, surtout pas Chateaubriand, pas l’Arioste… Paul Valéry ? J’aimerais mieux pas. Pas Manon Lescaut, pas Bernardin de Saint-Pierre. Rousseau ? Ah oui, peut-être Rousseau. Pas Boccace, pas l’abbé Groulx, ce pauvre abbé Groulx qui a tant fait pour nous et qui est si détesté aujourd’hui, comment pourrais-je lui faire ça… Pas Gaston Miron quand même, il est peut-être de gauche, mais il ne mérite pas ça… Pas Buzzati, il prend beaucoup d’espace, certes, mais je l’aime bien, c’est un bon conteur, Buzzati… Pas Malaparte, pas Ernst Jünger, jamais de la vie. Pas Jacques Ellul, c’est un protestant, mais il écrit de bons livres…

Soudain le collectionneur aperçoit, dans un des recoins de la bibliothèque, quelques ouvrages de littérature contemporaine. Son regard semble leur dire : « Je suis désolé, je suis terriblement désolé. »

Il prend un grand sac et y dépose les livres un à un. Qu’est-ce qu’il fait avec ça ? Peut-être a-t-il acheté ces livres dans un épisode d’égarement tel que la journée du livre québécois ; peut-être qu’à un moment donné de sa vie, il lui est venu à l’idée de découvrir ce qui se publie dans son pays, ce qui fait autorité en littérature. Ces livres, se dit-il, ont été écrits pour ne rien dire et encore, ils le disent mal. Au moins ils sont à la mode ; je pourrai toujours les revendre.

Il sort de chez lui et se dirige vers la librairie de livres usagés. Pas celle qu’il estime, celle où il a l’habitude d’acheter ses livres : qu’est-ce que le libraire penserait de lui, s’il osait lui apporter ça ? Non, il se dirige vers la mauvaise librairie, celle où les livres sont entassés pêlemêle et où l’on vend beaucoup.

Il remet le sac au libraire en lui rappelant qu’il a acheté la plupart de ces livres ici même, et qu’ils sont toujours en excellent état. En un coup d’œil, le libraire reconnait toutes les couvertures. Il lève les yeux sur son client ; son regard semble dire : « Je suis désolé, je suis terriblement désolé. » Le collectionneur tente de s’en sortir en disant : « Je ne veux pas d’argent, un crédit d’achat fera l’affaire. » Le libraire répond : « Je ne peux rien t’offrir. J’ai en déjà trop d’exemplaires, de ceux-là. »

Le collectionneur repart avec son sac, dont le poids commence à l’irriter. Il songe à l’autre librairie, celle qu’il aime. Non, pas question de se compromettre auprès du libraire pour une affaire de quelques dollars.

Le principal défaut de la littérature contemporaine, se dit-il, c’est qu’elle ne se revend pas. Il s’agit là d’un vice rédhibitoire, car elle est la première chose qu’un être doué de raison sacrifie lorsque vient le temps de libérer de l’espace dans sa bibliothèque.

En son for intérieur, le collectionneur partage l’avis du libraire qui a refusé d’acheter ses livres. Cet homme-là n’est peut-être pas si méprisable, après tout (bien que sa librairie soit médiocre). Le problème, se dit-il, ce n’est pas le libraire ; c’est qu’il y a trop de livres. Trop de mauvais livres qu’on ne devrait jamais acheter, mais que la vie nous amène parfois à acheter malgré tout.

Il se dit qu’il devrait aller porter son sac dans un organisme de charité. Mais accomplirait-il un acte de charité en remettant ces livres en circulation ? Non. Il n’ira pas porter son sac dans un organisme de charité.

Le poids du sac, l’impression d’avoir perdu son temps, le gonflent d’amertume.

Le collectionneur se dit qu’à bien y penser, il y a du bon dans la vieille pratique de l’autodafé. D’abord, c’est un joli mot portugais qui veut dire « acte de foi ». Et puis les gens sont trop sévères avec les hommes du Moyen Âge. Elle est ingénieuse, et pleine de bon sens, leur idée d’organiser une cérémonie où l’on brule des livres. Elle atteste, d’une certaine manière, l’importance de la chose écrite. Bruler les mauvais livres, c’est affirmer solennellement qu’on refuse de prostituer la parole pour lui faire dire ce qui n’est pas digne d’être dit. En ce sens l’autodafé est bel et bien un « acte de foi ». D’ailleurs, on ne réserve pas un châtiment aussi flamboyant à ce qui laisse dans l’indifférence.

Le collectionneur n’est pas un homme du Moyen Âge. C’est seulement un homme qui a un problème d’espace.

Mais le collectionneur n’est pas un homme du Moyen Âge. C’est seulement un homme qui a un problème d’espace. Les limites physiques de sa bibliothèque l’obligent à ne retenir que l’indispensable. En sorte que l’autodafé devient pour lui un besoin, et par là même une cérémonie intérieure.

La vision des grandes langues de feu broyant les livres sous les yeux effrayés et fascinés des témoins fait vagabonder son imagination. Mais le collectionneur est plus tempéré que les hommes du Moyen Âge. Il a une conscience environnementale, lui. Avant de rentrer à la maison, il jette le contenu de son sac dans le bac de récupération. Certes, se dit-il, au point de vue de l’exemplarité du châtiment, la technique traditionnelle de l’autodafé est irréprochable ; mais ce serait un caprice de romantique que de vouloir la restaurer aujourd’hui. Bruler tous les mauvais livres en circulation serait, comme disent les Américains, contreproductif et désastreux au point de vue écologique : on perdrait tout ce papier qui, avec un peu de chance, pourrait servir à réimprimer de bons livres.

Michaël Fortier

Michaël Fortier détient une maitrise en littérature française. Son mémoire porte sur les écrivains catholiques français. Il poursuit des études en droit.