La Minuit
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La Minuit, un roman au gout du jour ?

Écrit dans une langue magnifique, avec un style à la fois riche et sévère, à l’image de la nature de notre pays, La Minuit de Félix-Antoine Savard est un roman sur l’homme trompé par un espoir de salut temporel, mais sauvé par le rappel de la mort et de l’espérance qu’elle fait naitre du salut éternel. Retour sur un livre injustement oublié.

Le roman Menaud maitre-draveur est considéré comme le chef-d’œuvre de Félix-Antoine Savard. Avec Maria Chapdelaine de Louis Hémon, il est l’archétype de ce que les historiens de la littérature québécoise ont appelé le « roman du terroir ». Cette étiquette colle parfaitement à Menaud maitre-draveur, qui exalte un nationalisme essentiellement lié à un amour de ce qu’on appellerait aujourd’hui la « nature » du pays. 

Il est le roman de l’enracinement du peuple québécois dans un sol national dont la rude beauté doit être défendue face à l’étranger anglais, mercantile exploiteur, mais aussi face au traitre à la race, de connivence avec le premier dans la spoliation de la vaste forêt charlevoisienne. Céder la terre c’est trahir la race et vice versa. Les deux vont de pair. 

Là où Menaud était le roman de l’enracinement dans le terroir, La Minuit est celui de l’ancrage dans le ciel

Mon but ici n’est cependant pas de vous parler de Menaud maitre-draveur, mais d’un autre roman de Félix-Antoine Savard, son seul autre, en fait, et qui a connu une réception bien moins éclatante que le premier. Écrit dix ans après MenaudLa Minuit en est comme le prolongement par le haut. C’est-à-dire que là où le premier était le roman de l’enracinement dans le terroir, le second est celui de l’ancrage dans le ciel, pour reprendre une formule de Rémi Brague. 

Trois raisons pour lire La Minuit

Trois raisons me poussent à vous parler de La Minuit. D’abord, parce que l’éclipse dont il a été victime à la faveur de Menaud s’explique par des motifs accidentels qui relèvent de l’histoire du Québec et non de sa qualité littéraire propre. Souci de justice, donc. Puis, en raison du message profond de l’œuvre, qui vaut la peine d’être entendu encore aujourd’hui. Enfin, parce que j’aimerais que La Minuit puisse être plus utilisé par les enseignants du secondaire et des collèges. 

Or, cela nécessiterait sans doute une réédition. Le livre n’a pas été édité depuis sa première parution chez Fides, dans la magnifique collection du Nénuphar, en 1948. Un format de poche serait commode pour l’enseignement et permettrait de mettre dans les mains des élèves une grande œuvre de notre littérature nationale. J’en appelle donc aux amis du Verbe qui entretiendraient des liens avec le monde de l’édition… on ne sait jamais.

La vie pauvre et simple

L’histoire de La Minuit est fort simple. Le petit village de Saint-Basque, non loin de Tadoussac, est figé dans cette époque révolue de la vie de notre peuple où la pauvreté était générale, mais la misère inconnue, du moins à l’extérieur des villes. La nature sauvage fournissait alors de quoi vivre modestement, non sans beaucoup de peine, dans l’assurance que le travail serait toujours récompensé. La communauté faisait office d’assurance collective et nul n’était laissé pour compte dans sa misère. C’était bien l’Ancien Monde dont parle Charles Péguy ; un monde où le mariage sacré de l’homme avec la pauvreté n’était pas encore rompu. 

Le premier chapitre du roman, dans lequel est faite la description de Saint-Basque se clôt ainsi : « Le présent constituait donc une sorte de beau dimanche tranquille, presque solide ; et, à la faveur de cette immuable paix, l’âme humaine pouvait filer, tout droit, vers le plus haut du mystère. Et les Saint-Basquais de croire qu’il en serait toujours ainsi. » (p. 12-13) Mais les choses devaient changer…

La douce Geneviève, le personnage principal, est une mère de famille humble et charitable, qui tire de la nature toutes sortes de remèdes et tisanes qui font la santé des gens du village. Son époux, Gabriel, part travailler l’hiver dans le bois avec leur fils ainé, ce qui laisse la pauvre Geneviève seule pour s’occuper du ménage. Ce n’est pas facile, mais la foi et la force de Geneviève devraient lui suffire pour surmonter l’épreuve. Or, le Corneau, jeune homme orphelin originaire du coin, revient de la ville comme à chaque deux ans pour chasser le loup-marin. 

La promesse

Cette chasse est pour lui une forme de vengeance rituelle, car son père est jadis disparu en mer. En guerre contre la nature, Corneau ramène de la ville une promesse qui obscurcira le cœur et éblouira l’esprit de Geneviève et des gens de Saint-Basque : bientôt, il n’y aura plus de pauvres. Ces derniers se lèveront, briseront leurs chaines et établiront enfin le règne de la justice. 

Félix-Antoine Savard est très lucide au sujet de l’effet que peuvent avoir de telles idées. La promesse d’une justice parfaite, prochaine et temporelle accomplit progressivement son œuvre luciférienne chez les Saint-Basquais. Cela débute avec ce passage où, après avoir entendu le sermon de Corneau, les hommes du village, dans une cabane de chasse, rêvent aux paroles de l’homme de la ville : 

« Aussi tous ces mauvais levains que Corneau a jetés dans leur vieux fonds de convoitise ont beau fermenter dans cette cabane fétide et chaude. Ils se sont vite endormis. Mais, à les voir qui se tordent sur leurs couches et gesticulent les uns contre les autres, on dirait qu’ils luttent contre des anges noirs, ou besognent à quelque obscur labeur. C’est monstrueux, ce que leurs mains avides font, en songe, avec la terre, les eaux et les astres de Dieu ; et le Saint-Basque que leurs instincts pervertis sont en train de recréer n’est plus qu’une bourgade grotesque où chacun, grossièrement campé au centre de ses biens, tantôt soupire d’aise et tantôt grogne d’envie. » (p. 92) 

 Ils étaient des hommes, ils sont devenus des victimes. Et qui dit victime dit coupable.

Alors que les gens de Saint-Basque voyaient la pauvreté comme un élément de la condition humaine qu’ils devaient assumer pour gagner le ciel, ils la conçoivent maintenant comme une injustice. Ils étaient des hommes, ils sont devenus des victimes. Et qui dit victime dit coupable. Qui est-il ce coupable ? Autrui, certainement. Jamais soi.

Une porte de sortie ?

Qu’est-ce qui sauvera Geneviève et les Saint-Basquais de cet enfer sartrien où l’enfer est l’autre ? Je ne peux donner la réponse. Je dois après tout garder quelques mystères pour donner le gout d’aller lire soi-même le livre. 

Un indice seulement. Cela a à voir avec le titre du roman. À la Minuit, la veillée de Noël, Geneviève est confrontée au mystère de l’Incarnation et à cet autre mystère auquel répond le premier : le mystère de la mort. Face à la mort, suprême injustice, les promesses de Corneau paraissent bien vaines.

Écrit dans une langue magnifique, avec un style à la fois riche et sévère, à l’image de la nature de notre pays, La Minuit de Félix-Antoine Savard est un roman sur l’homme trompé par un espoir de salut temporel, mais sauvé par le rappel de la mort et de l’espérance qu’elle fait naitre du salut éternel. Sans surprise, ce thème, beaucoup plus spirituel que celui de Menaud maitre-draveur, n’avait rien pour séduire les nationalistes qui s’attachèrent plutôt à Menaud.

Peut-être est-il temps, après l’échec du nationalisme québécois social-démocrate et, disons-le, plutôt athée, de renouer avec une perspective plus spirituelle sur le sort de notre peuple. Laissons donc un peu, sans jamais l’oublier, notre cher Menaud, et lisons enfin La Minuit


Olivier Duchesne-Pelletier

Olivier est père de famille, professeur de philosophie au collégial et enseignant de français au secondaire.