Nicole Lapierre est sociologue, anthropologue et directrice émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Issue d’une famille juive polonaise installée en France pour fuir le nazisme au tournant de la Deuxième Guerre mondiale, sa carrière a été marquée par une réflexion approfondie sur les questions de la mémoire, de la transmission et de l’identité. Un de ses livres, Sauve qui peut la vie, a remporté le prix Médicis essai en 2015. Dans une entrevue intimiste, cette grande amie d’Edgar Morin nous fait visiter une partie de son œuvre à travers des thèmes qui lui tiennent à cœur. Une véritable passionnée de notre « commune humanité ».
Le Verbe : Vous avez écrit un livre qui s’intitule Pensons ailleurs (2004), où vous développez la figure de l’étranger. Pouvez-vous nous parler de cette figure et de ce qu’elle représente pour vous ?
Nicole Lapierre : C’est une figure qui m’est très chère. Cette figure de l’étranger, ce n’est pas moi qui l’ai inventée : elle vient du sociologue allemand Georg Simmel. Il distingue « l’étranger de passage », à savoir le voyageur ou le touriste, et « l’étranger à demeure », c’est-à-dire celui qui vient d’ailleurs, mais qui s’installe dans une société dans laquelle il est plus ou moins bien accepté. Simmel dit que cet étranger à demeure est à la fois en dedans et en dehors de sa société, si bien qu’il a une fraicheur du regard, une façon différente de voir les choses et de les interroger. Ceux qui sont depuis toujours membres d’une société ont beaucoup « d’évidences » qu’ils n’interrogent plus. Mais l’étranger n’a pas ces évidences. Donc, il pose des questions qui déplacent les problèmes, qui dérangent les évidences et les idées reçues.
Je défends l’idée que l’étranger, le migrant notamment, celui qui a traversé des épreuves pour passer d’un pays à l’autre, est un véritable héros.
Et de manière générale, je pense que cette figure de l’étranger peut et devrait être la figure du chercheur, de l’intellectuel, qui est à la fois dedans et dehors, qui renouvèle les questions, qui essaie de les voir comme si elles n’avaient aucune évidence pour lui et qui ne se contente pas de réponses toutes faites.
Vous allez jusqu’à dire dans votre livre qu’il existe un « privilège épistémologique » de l’étranger. Pouvez-vous développer cette idée ?
Oui. L’étranger peut avoir un privilège épistémologique, c’est-à-dire qu’il peut avoir un avantage pour la connaissance. L’étranger a cette possibilité de s’étonner, de chercher à comprendre, de découvrir à nouveaux frais la société.
Et par extension, le chercheur qui prend cette position de l’étranger acquiert lui aussi ce privilège épistémologique, cette manière de connaitre en ayant un regard neuf, des questions neuves par rapport à ce qu’il observe. C’est ça, le privilège épistémologique de l’étranger.
Pensez-vous que ce privilège épistémologique de l’étranger peut nous aider à voir les personnes immigrantes autrement ? Car on pourrait parfois être tentés de poser sur elles un regard strictement misérabiliste…
Tout à fait. J’irais même plus loin. Moi, je défends l’idée que l’étranger, le migrant notamment, celui qui a traversé des épreuves pour passer d’un pays à l’autre, est un véritable héros. Mais pour le voir ainsi, il faut changer notre regard. On a tendance, même pour des raisons très généreuses, à enfermer l’étranger dans l’image de la victime. Mais je pense qu’il y a de l’héroïsme à traverser la Méditerranée au risque d’y périr, à traverser l’Europe au risque d’être arrêté, et à être mis dans des camps de réfugiés. Le héros affronte des obstacles pour accomplir son destin.
Or, les migrants affrontent des difficultés parfois au péril de leur vie, pour changer leur destin, pour jouer leur avenir et celui de leurs enfants. Simplement, on ne les voit pas comme ça. Car la seule image héroïque qu’on a, c’est celle du héros viril, martial, combattant. Mais il y a mille façons d’être un héros et mille façons d’affronter les périls et les difficultés. Je pense qu’il est très important de changer notre regard.
Avez-vous l’impression que présentement, on voit apparaitre une certaine tension entre les communautés, que ce soit entre la majorité et les minorités, ou encore, au sein même de certaines minorités ? On voit émerger notamment aux États-Unis une pensée identitaire radicale, voire la résurgence de l’identité « raciale » sur la scène publique. Que pensez-vous de tout cela ?
À titre personnel, cela me désole. Dans mes recherches et mes livres, j’ai toujours combattu ce que j’appelle la « logique des places », où chacun aurait sa place, sa mémoire, son identité, son histoire, ses intérêts à défendre, seul ou contre les autres… ce qui implique aussi que chacun devrait bien rester « à sa place ».
Nous avons des identités plurielles qui ont sédimenté au cours de notre vie, de nos expériences et de nos rencontres. On a chacun bien sûr une origine, mais ensuite, on la conjugue, on la remanie et c’est ça qui nous enrichit.
Or, je crois que cette logique des places est dangereuse, car elle constitue le ferment de l’intolérance, du racisme, du repli belliqueux. Et en plus, ça ne correspond pas à la réalité : nous sommes tous multiples. Nous avons des identités plurielles qui ont sédimenté au cours de notre vie, de nos expériences et de nos rencontres. On a chacun bien sûr une origine, mais ensuite, on la conjugue, on la remanie et c’est ça qui nous enrichit. Donc la logique des places, des identités fermées, je crois que c’est ce qui empoisonne les sociétés. Et on voit les crispations identitaires que ça crée dans beaucoup de pays aujourd’hui.
Parlant de parcours de vie et d’expériences, dans un autre livre, Sauve qui peut la vie (2015), vous commencez avec une phrase percutante : « Dans ma famille, on se tuait de mère en fille ». Vous évoquez dans ce livre les suicides de votre mère et de votre sœur. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre qui a remporté le prix Médicis essai en 2015 ?
Ça faisait longtemps que je voulais revenir sur la place de ces deux suicides dans l’histoire familiale. Mais j’ai longtemps différé. Je n’étais pas prête. Il me fallait un cheminement personnel long pour pouvoir écrire sur des choses qui me touchaient d’aussi près et de façon aussi sombre et malheureuse. Je crois que je n’aurais pas écrit ce livre du vivant de mon père. Mais quelque chose s’est déverrouillé en moi. De plus, j’étais devenue dans ma famille la tête de lignée. Mon père n’était plus là, ma mère s’était suicidée bien avant, et il fallait que je transmette cette histoire, mais pas simplement comme un legs pesant. Donc, il y a un moment pour que des choses aussi intimes puissent sortir, puissent être rendues publiques.
Et d’ailleurs, ce livre n’est pas « écrasant », mais constitue plutôt un appel à la vie et à la résilience devant les épreuves…
Oui, tout à fait. Le livre s’appelle Sauve qui peut la vie : c’est presque comme un slogan. Une chose que j’ai apprise de mon père, mais que j’avais aussi apprise quand j’ai travaillé sur mon livre le Silence de la mémoire1 (1989), où j’ai recueilli la mémoire de beaucoup de Juifs qui ont vécu le génocide, se sont cachés en France et ont été rescapés des camps en Pologne, c’est que malgré tout ça et contre tout ça, il y avait chez eux une sorte de rage de vivre. « On ne va pas se laisser abattre, ils ne nous auront pas tous détruits ».
Mon père, qui pourtant parlait très peu du passé, avait une curieuse habitude. Parfois il me disait : « Avec tes enfants et ceux de ta sœur, la famille est reconstituée ». Donc, il avait une sorte de conception « numérique » de la famille : il y a eu toutes ces pertes, il y a maintenant toutes ces vies… Moi, je suis très imprégnée par ça, sans doute en raison de cette identification à ce père que j’adorais. Et c’est comme ça que j’ai voulu en effet transmettre cette histoire, d’abord à mes enfants et à mes petits-enfants… et comme toujours, de manière plus générale ensuite parce que je crois que, comme disait Montaigne, nous sommes tous des spécimens de la commune humanité.
Donc les choses importantes que l’on vit ou que l’on comprend ne sont pas qu’intimes, elles peuvent être comprises et intéresser beaucoup d’autres personnes. Et à partir du moment où j’ai été capable de lier tout ça, de comprendre tout ça, je tenais le livre : je savais ce que je voulais faire.
La question de la judéité, vous l’avez portée, elle vous a habitée. Vous avez écrit Le silence de la mémoire il y a une trentaine d’années. Aujourd’hui, comment vous situez-vous vis-à-vis de cette judéité qui fait partie de vous et sur laquelle vous avez travaillé ?
Elle fait partie de moi, mais ce n’est qu’une partie de moi. Je parlais tout à l’heure d’identité plurielle. Or c’est vrai que cette judéité me donne une sensibilité, une écoute particulière à certaines choses. Je peux percevoir très vite ce qui peut être de l’antisémitisme, ou même, les dissonances d’un philosémitisme exacerbé. Mais en même temps, comme je ne suis pas du tout enfermée là-dedans, je déplore aussi une droitisation et une crispation d’une partie des milieux juifs aujourd’hui, du moins en France.
Cet antagonisme qui monte, cette tendance à l’islamophobie dans une partie des milieux juifs m’inquiète, me désole, va complètement à l’encontre de mes valeurs et de ce que je crois être l’héritage du judaïsme diasporique, qui est quand même un héritage d’ouverture. La diaspora, par essence, c’est l’ouverture, le mélange, une tradition, une histoire, et en même temps, c’est un peu être l’étranger à demeure partout. Ce n’est donc pas le repli.
Et concernant la foi juive dans son aspect plus strictement religieux, est-ce qu’elle vous habite ?
Je vais vous répondre honnêtement. Je ne suis pas croyante. En revanche, je suis assez profondément anthropologue pour respecter toutes les croyances et pour comprendre que dans leurs différentes formes, histoires, traditions, elles répondent à une aspiration profonde de beaucoup d’hommes et de femmes, de beaucoup de peuples. Mais mon engagement, il est dans le social : il n’est pas au nom de quelque chose qui serait transcendant. Ou alors, ce qui est transcendant, ce sont les valeurs pour moi.
Enfin, votre plus récent livre, Faut-il se ressembler pour s’assembler ? (2020), un titre évocateur au vu des crispations identitaires actuelles, où l’on voit certaines communautés se monter les unes contre les autres. Parlez-nous de ce livre…
La nécessité de ce livre est venue de cette réalité politique de la montée des identités, des crispations identitaires, des intégrismes en tous genres. Je voulais prendre cette question du fétichisme de la ressemblance où, selon le dicton, « qui se ressemble s’assemble ». J’ai voulu comprendre d’où ça vient. Je suis donc partie de la question des ressemblances familiales et ai essayé de montrer qu’il s’agit d’une sorte d’idéalisation de la nature.
Dans ce livre, je fuis toute cette idée de la ressemblance qui s’impose de plus en plus, comme si c’était une évidence naturelle, justement. Car cette soi-disant « évidence naturelle » de la ressemblance finit par fonder les exclusions, les racismes ou l’invisibilisation d’une partie des populations qui nous ressemblent si peu qu’on ne les voit plus. Je pense entre autres au SDF (« sans domicile fixe ») dans la rue : on ne le voit même plus… Il y a une tyrannie de la ressemblance, un fétichisme de la ressemblance qui sont extrêmement dangereux, d’autant plus dangereux qu’ils semblent aller de soi. On dit que ça va de soi que ceux qui se ressemblent s’assemblent. Mais notre commune humanité, si elle est faite bien sûr de ressemblances, elle est aussi faite d’innombrables différences ! Et c’est tant mieux !