Tout est dans la Croix, et tout consiste à mourir
– Imitation de Jésus-Christ, II, 12
Un peu plus de deux mois après la terrible explosion qui a secoué le centre-ville de Beyrouth, je voulais rendre hommage à ce pays dans lequel j’ai vécu près de quatre ans en vous racontant en quoi ses gigantesques cèdres millénaires sont intimement liés à un élément central du christianisme : la croix.
Le 14 septembre de l’an dernier, je me trouvais avec un groupe d’amis dans le village de Bcharré au nord du Liban. Nous avons alors célébré la fête de la Croix glorieuse au pied d’une immense croix sise dans les montagnes à 2000 m d’altitude, non loin de la forêt des Cèdres de Dieu.
Nous étions plus d’une centaine, entassés à l’ombre de la croix au crépuscule. Au-delà des expressions mondaines qui caractérisent souvent les évènements de ce genre dans la société libanaise, il y avait une grande solennité ainsi qu’une profonde dévotion qui teintaient la cérémonie.
Je me rappelle y être, fixant la croix. Je ressassais les aventures vécues durant les dernières années, depuis que j’avais quitté la maison pour partir au Moyen-Orient, de même que je scrutais l’horizon et je méditais sur l’avenir, sur la croix qui scelle de sa présence toute existence. Quelle folie, quel scandale !
Je pensais au Liban et à ses contradictions, à ses beautés comme à ses écueils. Je n’étais pas près de m’imaginer que le pays serait secoué par de terribles incendies forestiers, une révolution, la pandémie et la famine et, plus récemment, par une explosion qui a détruit la moitié du centre-ville et un autre incendie au port…
Pousser comme un cèdre et porter sa croix
On dit que le cedrus libanus est un arbre qui pousse très lentement, qui prend son temps. À l’instar de Dieu, le cèdre est patient, longanime. Il se déploie dans la durée ; tandis que les âges des hommes défilent à ses pieds, il reste enraciné fermement.
Ce qui pourrait sembler une preuve d’indifférence de la part de Dieu à l’égard des hommes, est en fait un gage de compassion et de perpétuel secours. Il est la colonne qui soutient la maison, le roc qui porte les fondations. Par la croix de son Fils, il a sauvé le monde. Il a voulu souffrir son supplice pour que l’homme ne vive plus pour lui-même.
La croix réconcilie l’homme à Dieu par sa poutre verticale et unit les hommes par sa traverse horizontale.
On chiale beaucoup face à la croix. On soutient mal son poids déséquilibré, on voudrait s’en débarrasser et se sortir tout seul des guêpiers dans lesquels on se fourre. La croix nous excède et nous exaspère. On ne comprend pas que notre salut doive nécessairement passer par les coches mal taillées de son bois qui nous maganent l’épaule.
On ne sait pas laisser le Christ porter la croix avec nous, ou bien lâcher prise lorsqu’un Cyrénéen débarque dans le décor pour nous donner un coup de main.
La croix réconcilie l’homme à Dieu par sa poutre verticale et unit les hommes par sa traverse horizontale. Tel un arbre, la croix s’enracine dans le monde pour enfin s’étendre vers le Ciel en position d’adoration.
Une seule chose demeure
Prendre sa croix à la suite du Christ, soutenu par la foi, l’espérance et la charité, c’est aider les autres aussi à soutenir le poids de leur existence et leur donner la possibilité de contempler le visage du Christ ressuscité et de se reposer en Lui.
Le monde tourne et passe et seule la croix demeure, comme le dit la devise des chartreux (« Stat Crux dum volvitur orbis »). Le cèdre est de la même façon, de par son imposante stature et son âge vénérable, un étendard érigé à la gloire de Dieu. Il rappelle l’arbre du salut, la croix érigée sur le Calvaire où le Dieu-Crucifié est mort pour nous redonner la vie. En le contemplant, on pense au temps qui dépasse tout temps, à l’éternité et l’Éternel.
Bien que mon histoire reste un immense point d’interrogation à mes yeux — tout autant que la situation actuelle du Liban —, bien que je croie souvent que le Seigneur est un Dieu qui se cache, lorsque je repense à la cérémonie de l’an dernier, à cette croix élevée sur les montagnes, à ses Cèdres, je me rappelle que je ne suis qu’un pèlerin sur cette terre, que je n’aurai jamais accès à la vue d’ensemble et que finalement le Seigneur nous a donné la croix comme unique espérance et instrument de notre sanctification.
Je termine cette petite réflexion en joignant l’hymne Vexilla Regis du saint poète Venance Fortunat (530-609) :
Les étendards du Roi s’avancent, et la lumière de la Croix resplendit de son mystère,
Celui où le Créateur de toute chair est par Sa propre Chair cloué sur la Croix,
Où la vie a subi la mort, produisant, par la mort, la vie.
De Son Cœur transpercé par la pointe cruelle de la lance,
Il laisse ruisseler l’eau et le sang afin de nous laver de notre crime.
Voici qu’est accompli ce que chantait David dans son psaume plein de foi,
Proclamant : « Sur les nations, c’est par le bois que règne Dieu. »
Arbre splendide de lumière orné de la pourpre royale,
Tronc choisi qui fut jugé digne de toucher des membres si saints.
Arbre bienheureux dont les branches supportent pendu le salut de ce siècle :
En échange de ce Corps, l’Enfer a été dépouillé.
Salut ô Croix, unique espérance dans la gloire de ton triomphe !
Offre la grâce aux hommes pieux, et le pardon aux pécheurs (et lave les péchés des coupables).
C’est Toi, Trinité Suprême, source de notre salut, que loue tout esprit :
Par le mystère de la Croix tu nous sauves et tu nous guéris pour toujours. Amen.