Quand on aime un auteur et son écriture, la manière dont il nous conte les récits, ou pour mieux le dire, quand il nous raconte l’Histoire, nous sommes prêts à attendre. Il vaut mieux une belle histoire attendue que mille histoires précipitées et superflues. C’est de cette manière que j’ai accueilli le nouveau roman de Muriel Barbery, La vie des elfes, paru neuf ans après de L’Élégance du hérisson.
Ce qui est toujours surprenant c’est que dans ce livre nuancé et exquis, il faut prendre du temps non pas seulement pour lire – ce qui signifie déjà beaucoup dans notre vie courante – ou encore pour parcourir sans jamais se plonger dedans. La vie des elfes nous appelle à écouter et à entendre une histoire: une histoire de vie, une histoire de vies et finalement l’Histoire de la Vie – histoire de Maria et Clara, qui rencontrèrent les elfes.
À notre époque, Dieu est assez souvent ignoré et oublié ; il laisse indifférents beaucoup de nos contemporains. Sa présence majestueuse et bienveillante ne nous intéresse plus. Les anges ne visitent plus les êtres humains sur terre, mais deviennent les amulettes et talismans de la protection contre l’énergie cosmique vague et assez souvent malveillante pour l’être humain.
Cependant, Muriel Barbery prend une tout autre posture : en regardant le monde, elle nous plonge dans le monde de l’art, de la beauté, de la littérature, de la musique, de la bonté et ultimement dans le monde de Dieu. Les elfes, c’est peut-être une manière nouvelle de percevoir et accueillir les messagers de Dieu pour traverser le monde qui ne tourne pas rond, le monde qui va assez souvent mal, le monde qui est blessé. Accueillir Dieu en réalistes, sans jamais se plonger dans le pessimisme et le désespoir.
Maria et Clara
Deux filles sont au centre de cette histoire.
Maria, en France, qui tenait bien serré une patte de sanglier géant, qui a hérité de cette devise, et qui l’applique à sa vie: « Mantendré siempre », ce que veut dire : « Je maintiendrais toujours ».
Clara, en Italie, une musicienne au talent exceptionnel offre la musique en la rendant vivante, comme le disait une de ses partitions: « Alle orfare la grazia » (Aux orphelines de la grâce). C’est peut-être une des meilleures manières de décrire notre monde qui se dispute, se divise et se déchire – les « orphelins de la grâce ».
Ce n’est ni un mépris ni une condamnation, c’est juste un constat. Il nous manque, dans notre quotidien, de la beauté du geste pour lire et interpréter la partition de notre vie. Comme Clara, nous devons le faire sans tarder avec toutes les nuances et la précision nécessaires.
Déchirement et émerveillement
La définition de la musique de Clara, musique qui provoque les visions, est toute simple comme le dit un des personnages du roman : « L’as-tu entendu jouer ? … quel déchirement… et quel émerveillement. » Notre vie est déchirement et l’émerveillement à la fois, sous le regard de Dieu qui ne nous abandonne jamais.
C’est cette musique de Dieu dans notre vie qui nous relie aux lieux et aux êtres. C’est cette musique de Dieu qui maintient toujours notre existence. Ce « Je maintiendrai toujours » permet à Maria parler aux lièvres et aux sangliers, vivre en harmonie avec la nature qui l’entoure sans s’illusionner sur elle. La nature peut être dure et imprévisible, mais l’être humain, comme Maria le montre, peut faire face aux tempêtes et aux orages les plus catastrophiques.
Notre monde, le monde qui nous entoure, est le monde où se déploie notre histoire. Comme le dit bien Muriel Barbery :
Sans terre, l’âme est vide, mais sans récits, la terre est muette. »
Nous devons raconter l’histoire de la bonté possible dans le monde, c’est cela notre vocation d’êtres humains. « Il faut se souvenir des récits, ils sont l’intelligence du monde – de celui-ci, et de tous les autres. »
Cette phrase merveilleuse de l’auteure de La vie des elfes, à mon sens, nous dit que même si nous voulons entendre, accueillir et comprendre le monde de Dieu, son intelligence, il nous est indispensable de nous faire raconter et de raconter les uns aux autres le récit de Dieu, le grand récit de l’Écriture Sainte dans toute sa complexité, mais aussi dans toute sa beauté. C’est une histoire pleine de surprises!
Clara et Maria entrent dans la quête du sens du monde qu’elles habitent dans toute sa complexité. Elles réalisent qu’il ne s’agit pas juste de commander aux bataillons des dons, qu’il faut apprendre encore la compassion et l’amour, et que l’illumination des âmes demande l’œuvre de la désolation et du deuil.
Répondre au mal par le bien
Pour saisir les réconforts dans notre vie, il nous faut du temps, beaucoup du temps, mais aussi de la miséricorde de la part de l’autre. Clara et Maria font face à un monde plein de brutalité et de violence. Mais elles nous disent aussi que les forces maléfiques agissantes dans le monde ne sont ni toutes toutes-puissantes, ni invincibles. Les deux filles révèlent à leurs proches, et à nous aussi, que nous pouvons, et nous avons même l’obligation, de combattre les forces du mal, mais non pas par les mêmes moyens de la brutalité et de violence, mais avec la bonté, la beauté et la grâce. C’est cela notre espoir, l’espoir de l’humanité de rester humain.
On pourrait se dire qu’il est utopique de penser ainsi. « Savez-vous ce que c’est un rêve ? » nous demande Muriel Barbery. « Ce n’est pas une chimère engendrée de notre désir, mais une autre voie par où nous absorbons la substance du monde et accédons à la même vérité que celle que dévoilent les brumes, en cédant le visible et en dévoilant l’invisible ». Une manière extraordinaire de dire la vérité de la révélation judéo-chrétienne. Nous ne devons pas subir le monde tel que nous le connaissions; nous devons le prendre en charge et le soigner pour le rendre plus beau et plus humain. Clara et Maria nous disent que nous devons guérir le monde et participer à l’avènement de la paix.
Qu’est-ce que guérir, au fond, si ce n’est faire la paix ? Et qu’est-ce que vivre si ce n’est pour aimer ? »
Ce chemin de guérison est plein d’imprévus et d’obstacles. Maria et Clara nous montrent ce chemin et nous font un récit merveilleux de leur cheminement, un grand récit d’amitié.
Muriel Barbery, dans La vie des elfes, nous livre le secret d’un bon récit : « Le lyrisme et la nonchalance avec la vérité. En revanche, il ne faut pas plaisanter avec le cœur. »
Et pour ne pas plaisanter avec le cœur et être fidèle à la vérité, il nous faut prendre du temps. Comme il faut prendre du temps pour lire ce livre, pour se plonger dans cette histoire merveilleuse. Et si je devais vous livrer le secret de cette lecture : essayez de la faire à voix haute, contrairement à nos habitudes, et vous entendrez la voix merveilleuse des elfes, des anges et peut-être même de Dieu.