Photo: Rawpixel (unsplash.com).
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Sérotonine ou la communion dans le dégout

À travers les dialogues mentaux de son personnage principal, Michel Houellebecq dégage, dans Sérotonine, une honnête description des effets psychopathologiques de cette volonté toute soixante-huitarde de se soustraire à la « dureté du réel ». Un compte-rendu de notre collaborateur Francis Denis.

Sorti quelques semaines après les fêtes, le dernier roman de Michel Houellebecq s’est offert la petite gêne de ne pas jeter une torpeur supplémentaire sur les moments de bonheur qui accompagnent, dans nos sociétés sécularisées, ce temps d’illusion programmé qu’est Noël. Il n’en demeure pas moins que plusieurs chèques-cadeaux de librairie ont dû servir à se le procurer.

Que reste-t-il du monde une fois la souffrance et sa forme volontaire que l’on nomme « sacrifice » évacuées? Cette question parsème le parcours rétrospectif de la vie sentimentale de Florent-Claude et de laquelle on tire néanmoins l’espérance que tout n’est pas encore perdu.

Une vie ratée parce que réussie

Si l’on tient compte de la quantité d’antidépresseurs consommés en France et dans le monde, l’univers de Florent-Claude semble tout ce qu’il y a de plus banal. Technocrate européen, son travail se résume à la gestion de la transition d’une économie agricole en phase de globalisation.

Pris d’une crise existentielle devant la vacuité de ses réalisations personnelles, il ne semble avoir comme bouée de sauvetage psychologique que ses prouesses sexuelles passées (soit dit en passant, malgré le réalisme que cela doit représenter pour le lecteur lambda, les scènes pornographiques m’apparaissent totalement superflues, mais faciles à éviter).

On se retrouve donc en compagnie d’un homme voulant refaire sa vie à l’aube de sa mort psychique et déterminé à trouver le moment où il est passé à côté. Son cynisme ne tombe cependant pas dans le nihilisme. Disons plutôt que son relativisme radical, devant les choses qui passent, le pousse inconsciemment à recherchercelle qui ne passe pas.

Florent-Claude nous amène à la rencontre des personnes qui auraient pu donner de l’épaisseur à son existence.

Grâce à sa fortune, Florent-Claude nous amène donc à la découverte de sa propre nostalgie, à la rencontre des personnes qui, à travers ses âges, auraient pu donner de l’épaisseur à son existence. Si, bien sûr, il n’avait pas laissé l’irresponsabilité de sa malheureuse époque prendre le dessus sur lui. Amours et amitiés passées nous présentent, par contraste, la vie d’un personnage incapable de se satisfaire de son seul horizon socialement concevable.

Rien n’échappe à son acceptation jusqu’au-boutiste de l’aplanissement ontologique de toute réalité, dont les premiers défenseurs n’exigeraient pas un aussi profond dévouement.

Aucune de nos vaches sacrées contemporaines n’est épargnée : culture, sexualité, showbiz, argent, politique… « l’extrême conformisme des intervenants, la navrante uniformité de leurs indignations et de leurs enthousiasmes étaient devenus tels que je pouvais à présent prévoir leurs interventions non seulement dans leurs grandes lignes, mais même dans le détail, en réalité au mot près… » (p. 333).

Cette enquête existentielle, autant que faire se peut lorsque l’on est à moitié gelé par les médocs, se termine néanmoins par l’arrivée ex nihilo d’une Grâce le portant vers Celui qui n’avait encore fait l’objet d’aucune allusion.

Tel un deus ex machina, l’itinéraire se termine devant l’absolue gratuité de la Révélation d’un Père pour son enfant désemparé et dépourvu d’orgueil tellement la conscience de sa propre médiocrité lui est évidente.

Un phénomène mystérieux ou pas…

Cette brève et générale présentation, me direz-vous, ne saurait à elle seule expliquer le succès de ce que l’on a appelé le « phénomène Houellebecq ».

L’auteur ne se serait pas fait une telle renommée par ce seul livre, j’en conviens.

Mais à la lecture de cette œuvre, son succès ne me surprend pas en ce sens qu’il manifeste qu’en définitive, nous voyons bien que le plus petit dénominateur commun que notre société nous propose est exactement ce qu’il prétend être; un « petit dénominateur ».

Notre monde ne réussit plus à se berner des illusions dans lesquelles il s’est lui-même empêtré.

Notre monde ne réussit plus à se berner des illusions dans lesquelles il s’est lui-même empêtré. D’où la consommation démesurée d’antidépresseurs et la recherche effrénée d’un bienêtre matériel et charnel…

Ne peut-on y voir qu’une mauvaise nouvelle ? Ne pourrait-on pas plutôt se réjouir du sentiment derrière cette ingurgitation massive ? N’est-ce pas une bonne chose que nos modernes de contemporains ne soient plus capables de supporter ce bluff monumental ?

Bien que je ne recommande pas la lecture de ce dernier livre de Michel Houellebecq et pour lequel je reprends à mon compte les mots de Pascal: « Ce que Montaigne [Houellebecq] a de bon ne peut être acquis que très difficilement1 », son succès me semble être un signe de cette apathie généralisée qui prépare, tel le calme avant la tempête, les gilets jaunes ou bleu ou rouge de demain.

Populariser la prise de conscience de l’insuffisance du désordre actuel des choses et de nos projections factices pourrait être perçu comme l’héritage positif de ce livre. À nous, chrétiens, de prendre le relai et d’être à la hauteur de la main tendue de Dieu envers tous nos frères et sœurs laissés à ce qui ne reste plus que l’ombre d’eux-mêmes.

Le phénomène Houellebecq nous rend manifeste l’aliénation de ces vies vécues comme une « succession de formalités » (p.346) et en cela, peut-être qu’à son échelle, il participe de la Révélation de ce « Dieu des surprises ».


Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.