Pharisiens, sceptiques et Calinours

On trouve toutes sortes de gens en Église. Des jeunes, des vieux. Des tristes, des joyeux. Des doux, des durs. Des modestes, des ambitieux. Des cons, des saints. Et tous ces gens, ils vivent la foi de façons différentes. Certains sont simples dans une discrète foi du cœur au quotidien. D’autres sont plus cérébraux avec une foi structurée par l’intellect. D’autres encore sont motivés par une foi militante au sein de leurs communautés.

À travers cette diversité, j’en suis venu à discerner trois grandes dérives en Église. Il y en a d’autres, mais celles-ci me semblent spécialement importantes. Je précise que je ne m’attribue pas l’autorité d’un arbitre de l’orthodoxie qui dénonce les tares des uns et des autres ; en fait, je participe moi-même aux dérives que j’identifie.

J’espère surtout faire valoir que l’on peut sombrer dans une dérive en voulant en éviter une autre.

Dérive légaliste

Cette dérive est aussi ancienne que la Bible : c’est la dérive des pharisiens que Jésus condamne à maintes reprises. Je suis légaliste quand je pense que ma valeur aux yeux de Dieu dépend de ma sainteté, ou quand je suis sévère envers les gens qui me semblent immoraux, ou même quand j’ai pitié d’eux. Dans tous ces cas, je me place dans une position de supériorité spirituelle. Je considère alors le salut comme un enjeu de performance morale.

La dérive légaliste n’est pas forcément exprimée ni même pensée en ces termes. Elle est souvent implicite. Par notre attitude envers les autres, par les prémisses de notre jugement, par nos réflexes fondés dans l’inconscient, on se prétend meilleur que les autres. On présume que les vrais chrétiens constituent une élite spirituelle qui brille par son excellence morale. On croit que Dieu ne nous sauvera que si nous sommes assez vertueux pour mériter son amour.

Chaque dérive peut s’éloigner du mal qu’elle fuit au point de s’enfoncer dans un mal inverse.

Pourtant, rien n’est plus faux. La parabole du pharisien et du publicain (Luc 18, 9-14) est catégorique à ce sujet. Le pharisien affiche une rectitude morale irréprochable, et pourtant son orgueil le condamne. Le publicain est un pécheur sempiternel, et pourtant son humilité le sauve. Vaut mieux sombrer dans les pires vices et s’en repentir que d’être un exemple de vertu et s’en glorifier. Vaut mieux une déchéance morale confiée au Christ qu’une excellence morale qui se suffit à elle-même.

Ce principe semble absurde à notre intuition naturelle. « Folie » crient les croyants attachés à la vertu. D’autres reformulent le problème en faisant valoir que l’orgueil lui-même est un péché, et qu’on ne peut pas y sombrer sans perdre la sainteté. Mais il est un péché radical : il peut se développer à partir de chacune des vertus. Contrairement à tous les autres péchés, les gens les plus vertueux sont les plus susceptibles de s’y enfoncer puisque, plus est-on vertueux, plus la tentation de s’enorgueillir de notre vertu est grande!

Bien sûr, la vraie foi est sanctifiante. Si je ne me sanctifie pas, je dois m’inquiéter pour mon salut. Lorsque j’en viens à excuser mon péché et à banaliser la sainteté, il faut que je sois converti à nouveau. Mais je ne dois pas survaloriser les enjeux moraux pour autant. La moralité n’est pas l’essence de la foi, elle n’en est qu’un aspect.

Dérive moderniste

À l’inverse de la dérive légaliste, celle-ci est récente dans l’histoire. Est-ce que je juge la pensée moderne en me fondant sur la révélation divine ou est-ce que je juge la révélation divine en me fondant sur la pensée moderne? Dans le second cas, ma confiance en Dieu a été renversée par les doutes qui nous entourent. Souvent, ce renversement est la conséquence d’abus commis par l’Église. La modernité peut alors sembler plus digne de confiance que l’Église.

Je n’insinue pas que la modernité soit une vaste erreur que l’Église devrait rejeter en bloc. Je ne peux qu’admettre la grandeur de la modernité, surtout à l’égard de la connaissance scientifique et du droit à l’égalité. Mais la modernité est aussi affligée par des misères nouvelles, et elle permet le triomphe d’erreurs nouvelles. Pour un chrétien, il est crucial d’envisager la modernité d’un point de vue extérieur afin de ne pas se laisser avaler par elle.

La tension entre la modernité et la foi concerne ultimement la confiance. Fait-on surtout confiance aux convictions de notre époque ou aux confessions transhistoriques du christianisme? Notre époque prône une licence sexuelle toujours plus grande et l’Église défend la sacralité irréformable du sexe : à qui se fier? Notre époque rejette toute hypothèse qui s’écarte des lois naturelles et le christianisme insiste sur les interventions surnaturelles au sein de notre histoire : à qui se fier?

Je suis moderniste lorsque, confronté à la tentation ou à l’exclusion, j’excuse les écarts sexuels au nom d’une bienveillance sans exigence. Je suis moderniste lorsque, face au moindre doute, j’écarte les miracles pour me rabattre sur des interprétations allégoriques. Le sexe et les miracles ne sont pas les fondements de la foi, mais ils constituent son champ de bataille moderne.

L’Église enseigne que notre corps est le temple de l’Esprit (1 Corinthiens 6, 19) et que Dieu se révèle à nous par des évènements extraordinaires (Hébreux 2, 4). Ai-je vraiment confiance en la révélation divine, ou est-ce que je la filtre pour la conformer aux opinions de notre époque?

Il est navrant de constater les fautes et les injustices qui ont été commises au nom de Dieu – la confiance en l’Église en est d’autant plus difficile –, mais il est tout aussi navrant de s’aveugler face aux beautés anciennes, face aux vérités qui dépassent la compréhension moderne.

Dérive sentimentale

Cette dérive mêle plusieurs éléments de façon confuse. Elle consiste à se centrer indument sur nos sentiments personnels ou, de façon plus large, sur notre expérience personnelle. Parfois, elle comporte aussi une idée magique de la grâce divine. C’est souvent face à cette dérive que les sceptiques associent la religion à la superstition.

Entre une ouverture du cœur qui accueille les appels de Dieu et une crédulité irréfléchie qui voit des signes divins partout, la nuance peut être délicate.

La religion unit la spiritualité d’un grand nombre de personnes; sa racine étymologique est le mot latin religare, ce qui relie. Ce lien spirituel implique de reconnaitre nos limites personnelles et de forger notre vision du monde en se basant sur une expérience humaine aussi vaste que possible. Les sentiments d’une seule personne, aussi inspirés soient-ils, ne sont jamais suffisamment fiables pour guider une vie spirituelle.

Entre une ouverture du cœur qui accueille les appels de Dieu et une crédulité irréfléchie qui voit des signes divins partout, la nuance peut être délicate.

Tout chrétien croit que Dieu nous accompagne à chaque instant de notre vie, mais, quand je m’imagine que Dieu intervient directement par des prodigues constants afin d’altérer les évènements que je traverse, je confonds la foi avec une forme de croissance personnelle. Dieu est réduit à un thérapeute surnaturel qui multiplie les petits miracles pour mon bénéfice privé. Pourtant, Dieu n’est pas un magicien dont ma vie serait l’une des mises en scène : Dieu est le créateur de l’univers dont l’œuvre mystifie mes attentes (Romains 11, 33).

On peut aussi illustrer cette dérive par la réaction d’un chrétien face à un problème.

Les saints nous enseignent à confier nos problèmes à Dieu, à nous fier à lui plutôt qu’à angoisser. Si j’entends par là que mes soucis ne sont pas absolus et que mes souffrances n’invalident pas mon espérance, fort bien. Mais si j’entends que la cause et la solution de mes problèmes sont entièrement spirituelles, à l’exclusion de toute considération intellectuelle ou pratique, je sombre dans une mentalité fabuleuse qui occulte les mécanismes de notre monde.

Un bon chrétien a parfois besoin d’un pasteur, et il a parfois besoin d’un psychologue. Un bon chrétien a parfois besoin d’un confesseur, et il a parfois besoin d’un comptable. Christ est Dieu incarné, c’est-à-dire Dieu présent dans la chair, dans la réalité matérielle que nous occupons, incluant nos mécanismes cérébraux et nos ressources financières. On ne glorifie pas Dieu en ignorant les enjeux propres à sa Création. La prière est toujours souhaitable, mais elle ne remplace pas un rendez-vous chez le psychologue ou chez le comptable.

En fin de compte, cette dérive consiste à trop vouloir comprendre le plan de Dieu et à trop peu chercher à comprendre la réalité pratique. À trop se fier à l’intuition spirituelle et trop peu à l’intellect appliqué. Ici encore, tout est question de mesure. Je peux chercher à comprendre le plan de Dieu en m’inspirant de mes intuitions, mais je dois aussi considérer l’expérience de l’ensemble de mes congénères avec déférence et cela ne doit pas se faire aux dépens de réflexions rigoureuses au sujet des considérations concrètes.

Réaction et équilibre

Chacune de ces dérives peut être la réaction à une autre. Chacune de ces dérives est un excès qui appauvrit la foi, et chacune peut susciter un excès opposé. Le laxisme peut susciter l’intransigeance, la servilité peut susciter la rébellion, la superficialité peut susciter le fanatisme, la cérébralité peut susciter la sentimentalité, et vice-versa dans tous les cas.

Chaque dérive, si elle n’est pas équilibrée et enracinée dans le Christ, peut s’éloigner du mal qu’elle fuit au point de s’enfoncer dans un mal inverse. Chaque dérive porte une part de vérité qu’elle souhaite protéger, mais elle néglige une autre part de vérité. C’est la grande tragédie de ces divisions en Église.

Prions pour que le Seigneur assure l’unité de son peuple… et agissons en conséquence!

Sylvain Aubé

Sylvain Aubé est fasciné par l’histoire humaine. Il aspire à éclairer notre regard en explorant les questions politiques et philosophiques. Avocat pratiquant le droit de la famille, son travail l’amène à côtoyer et à comprendre les épreuves qui affligent les familles d’aujourd’hui.