« Un florilège qui rassemblerait des citations choisies seulement pour leur éloquence, leur profondeur, leur esprit ou leur beauté risquerait d’être tout à la fois fastidieux, interminable et incohérent. Il ne peut tirer son unité interne que de la personnalité et des gouts du compilateur lui-même, dont il présente une sorte de miroir. En adoptant des critères de sélection aussi délibérément idiosyncrasiques, le compilateur ne cède pourtant pas à la tentation du narcissisme […] il observe tout simplement un principe d’organisation et d’économie. »
– Simon Leys, Les idées des autres, 2005.
Une décennie vient de se clore. Ce siècle a désormais vingt ans. Il y a quelques jours encore, l’heure était aux rétrospectives plus ou moins sérieuses, plus ou moins farceuses, dans tous les domaines de la culture et de la vie collective. Ayant contribué régulièrement, ces dernières années, à la chronique «Bouquinerie» de notre revue, l’idée m’est venue de me livrer aussi, à ma manière, à un exercice de mémoire et d’admiration.
J’ai donc entrepris de dresser une liste de vingt titres, choisis parmi ceux qui ont paru depuis l’an 2000 et qui m’ont particulièrement plu.
Je ne sais si ces livres, lus par moi avec délectation, au milieu des plus électrisantes fulgurations, obtiendront le suffrage d’autres lecteurs.
Il me semble en tout cas qu’ils ont eu, au moment de leur publication (et ont encore aujourd’hui), pour certains, la vertu très appréciable de nous éclairer sur notre temps, pour d’autres, celle encore plus précieuse de le transcender et de nous en affranchir (à tout le moins de nous en faire prendre congé momentanément, sur le mode de la fuga mundi monastique, qui est une manière ancienne de « faire l’époque buissonnière» ).
Mon tropisme de lecteur ne m’entrainant pas très souvent du côté des auteurs contemporains — il faut savoir que j’avais studieusement élu domicile dans l’Europe des années 1914 à 1945, et que j’ai différé longtemps le moment de franchir la barrière symbolique des années 1960 —, on ne trouvera rien ici qui ressemble à un palmarès de journaliste patenté, spécialiste de l’époque ou de telle forme artistique.
Je laisse volontiers à de plus professionnels et plus doctes que moi le soin de dresser la liste des « vingt meilleurs livres » parus depuis le début du millénaire.
Quelques critères
En poursuivant la lecture, on ne trouvera rien de plus qu’une liste de vingt livres (essentiellement des études historiques, des récits biographiques, des réflexions pastorales, des essais à teneur philosophique ou théologique, des documents d’Église) choisis parmi ceux :
qui ont été publiés depuis vingt ans;
que la Providence m’a fait découvrir (je sais, le mot « Providence » est un archaïsme, aujourd’hui on dit plutôt « algorithme »);
que le loisir m’a permis de lire dans leur intégralité, et;
qui m’ont particulièrement nourri intellectuellement.
Cette liste n’est pas le résultat d’un travail rigoureux de hiérarchisation des livres mentionnés. L’ordre de présentation est simplement chronologique et n’a rien à voir avec l’ordre des découvertes, faites le plus souvent dans un parfait décalage avec l’actualité éditoriale.
La citation qui accompagne chaque titre, soit résume le propos essentiel du livre, soit illustre une de ses facettes les plus caractéristiques (notamment dans le cas des récits biographiques de S. Lapaque et H. Godard ou des recueils d’essais de S. Leys et A. Finkielkraut).
Je me suis rendu compte, au fil de la transcription des citations retenues, qu’elles étaient comme autant de touches de peinture sur une toile d’artiste et que, de leur juxtaposition, se dégageait un certain effet d’ensemble; que leur combinaison faisant l’effet d’une sorte de « pointillisme littéraire », semblable au pointillisme pictural d’un Georges Seurat; que leur agencement nous offrait, en somme, une sorte de tableau de l’époque.
Tableau suffisamment fidèle, me semble-t-il, pour qu’il emplisse nos cœurs de pitié pour les hommes de ce temps, et de désir — douloureux désir! – pour celui « de qui vient tout réconfort » (2 Cor 1, 3)
*
Le terrorisme intellectuel de 1945 à nos jours
Jean Sévillia, Perrin, 2000 [Édition augmentée: Perrin (coll. Tempus), 2004].
« De Gaulle fonde le Rassemblement du peuple français? C’est un fasciste. Certains prétendent que l’URSS abrite des camps de concentration? Ce sont des fascistes. Le terme “fascisme” ne correspond plus à un contenu objectif. Il n’est qu’une insulte, une arme pour disqualifier l’adversaire. »
*
Sous le soleil de l’exil. Georges Bernanos au Brésil 1938-1945
Sébastien Lapaque, Grasset, 2003.
« À Barbacena, six décennies après le départ de l’écrivain, les saudades do Bernanos s’obstinent dans le cœur de quelques témoins inattendus. Le temps pour eux n’a pas passé, et ils réservent au voyageur des anecdotes presque légendaires. »
*
Spe Salvi
Benoît XVI, Pierre Téqui éditeur, 2007.
« …jusqu’à ce moment [le début des temps modernes] la récupération de ce que l’homme, dans l’exclusion du paradis terrestre, avait perdu était à attendre de la foi en Jésus Christ, et en cela se voyait la “rédemption”. Maintenant, cette “rédemption”, la restauration du “paradis” perdu, n’est plus à attendre de la foi, mais de la relation à peine découverte entre science et pratique. Ce n’est pas que la foi, avec cela, fut simplement niée: elle était plutôt déplacée à un autre niveau — le niveau strictement privé et ultra-terrestre — et, en même temps, elle devient en quelque sorte insignifiante pour le monde. »
« Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les oeuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. S’il n’avait pas raison, la lecture serait condamnée à disparaître à brève échéance. »
« Missionnaire, la religion nouvelle suivit les routes habituelles de la Diaspora jusqu’aux plus grandes villes de l’Empire, en plantant des petits noyaux à l’interférence de réseaux ethniques, professionnels et sociaux. Il revint à Paul, le “fondateur d’Églises”, de comprendre tout le parti qu’on en pouvait tirer, en établissant la maisonnée, comme cellule-souche de la communauté chrétienne et en prévoyant la diffusion du christianisme par capillarité dans les réseaux de la cité. »
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Islam et Christianisme, comprendre les différences de fond
François Jourdan, L’Artilleur, 2015 [cette édition reprend en un seul volume Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans (2008) et La Bible face au Coran (2011), parus aux défuntes Éditions de l’Œuvre].
« Ce livre veut donc préciser un domaine quelque peu délaissé par les chrétiens et les musulmans, ce qui entrave lourdement les possibles avancées de confiance et de compréhension. Je veux parler des doctrines. Leur mise à plat est indispensable si l’on ne veut pas se mettre dans des conditions qui interdisent d’aller plus loin, en rendant l’éventuel dialogue impossible ou bloqué. Se connaitre dans sa cohérence propre permet de se comprendre et de bâtir la paix. »
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En quoi sommes-nous encore pieux? Sur l’état présent des croyances en Occident
Marc Angenot, PUL, 2009.
« Loin de me contenter d’étudier les reculs ou les retours allégués des religions révélées, des religions de la transcendance, je prends complémentairement en compte les théories qui débattent de l’emprise, de la dissolution récente et des résidus actuels du sacré politique, de cette “sacralisation de la politique” qui fut le propre du 20e siècle. »
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Ta parole me fait vivre
Raniero Cantalamessa, Éditions des Béatitudes, 2009 [édition originale en italien: Ancora, 2008].
« De nombreux experts expliquent la Bible volontairement en utilisant uniquement la méthode historique et critique. Je ne parle pas des experts non croyants pour lesquels ceci est normal, mais d’experts qui se déclarent croyants. La sécularisation du sacré ne s’est jamais présentée de manière aussi subtile que dans la sécularisation du Livre sacré. »
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Qu’est-ce que l’homme… Essai d’anthropologie intégrale
Michel Mahé, Pierre Téqui éditeur (coll. Questions disputées), 2009.
« Notre projet peut paraitre anachronique, tant l’idée d’une essence, universelle, de l’homme semble exclue du champ philosophique. L’existentialisme sartrien aurait révélée que la liberté de l’homme exclut toute essence qui le déterminerait. Mais il ne s’agit là que d’un sophisme. La liberté ne permet pas au sujet de se façonner autre qu’homme. »
« On distingue traditionnellement trois grands ensembles de dynamismes naturels qui sont à l’œuvre dans la personne humaine. Le premier […] comprend essentiellement l’inclination à conserver et à développer son existence. Le deuxième […] comprend l’inclination à se reproduire pour perpétuer l’espèce. Le troisième […] comporte l’inclination à connaître la vérité sur Dieu ainsi que l’inclination à vivre en société. À partir de ces inclinations peuvent se formuler les préceptes premiers de la loi naturelle, connus naturellement. »
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La régression intellectuelle de la France
Philippe Nemo, Texquis, 2011.
« D’une manière générale, la plupart des journalistes français d’aujourd’hui sont devenus aussi incapables qu’indésireux de discuter des problèmes sur le fond en gens instruits et raisonnables. […] En fait, ce que les journalistes veulent et dont ils se contentent, c’est que l’information, vraie ou fausse, soit conforme à l’idéologie à laquelle ils adhèrent et au triomphe de laquelle ils doivent leur emploi. »
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Céline
Henri Godard, Gallimard, 2011 [coll. Folio, 2018].
« …mots et tours, dans sa prose, étant employés en marge ou à la limite de leur emploi reçu, font courir en permanence le risque d’une rupture de communication, […] mais, s’ils triomphent de ce risque et font malgré tout passer le sens, ils n’en sont que plus vivants. Il en va d’eux comme du danseur et de la danseuse qui, se mettant à chaque instant en péril de chute, manifestent par là même leur victoire sur la pesanteur. »
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L’évangélisation impertinente. Guide du chrétien au pays des postmodernes
Thierry-Dominique Humbrecht, Parole et silence, 2012.
« Voici, de façon schématique, en quel sens il convient d’entendre ces expressions: la modernité, c’est la primauté de la raison, avec le souci de cohérence, de pensée et aussi de vie; la postmodernité, le soupçon porté sur la raison et l’incohérence en de nombreux domaines. La modernité, c’est le subjectivisme cohérent; la postmodernité, le subjectivisme incohérent. »
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Le studio de l’inutilité
Simon Leys, Flammarion, 2012 [coll. Champs essais, 2014].
« Quand l’université cède à la tentation utilitariste, elle trahit sa vocation et vend son âme. Il y a plus de cinq-cents ans, Érasme a défini en une phrase l’essence de l’entreprise humaniste: “On ne nait pas homme, on le devient (homo fit, non nascitur).” L’université n’est pas une usine à fabriquer des diplômés, à la façon des usines de saucisses qui fabriquent des saucisses. C’est le lieu où une chance est donnée à des hommes de devenir qui ils sont vraiment. »
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Forming intentional disciples. The Path to Knowing and Following Jesus
Sherry Weddell, Our Sunday Visitor, 2012.
« La majorité des catholiques aux États-Unis sont sacramentalisés, mais pas évangélisés. Ils ne savent pas que, dans le catholicisme, une relation explicite et personnelle au Christ — relation propre à la condition de disciple — relève de la norme, comme l’ont enseigné les apôtres et comme l’ont répété à maintes reprises les papes, les conciles et les saints de l’Église. » (ma traduction)
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Evangelii Gaudium
Pape François, Médiapaul, 2013.
« Nous avons redécouvert que, dans la catéchèse aussi, la première annonce ou kérygme a un rôle fondamental, qui doit être au centre de l’activité évangélisatrice et de tout objectif de renouveau ecclésial. […] Quand nous disons que cette annonce est “la première”, cela ne veut pas dire qu’elle se trouve au début et qu’après elle est oubliée ou remplacée par d’autres contenus qui la dépassent. Elle est première au sens qualitatif, parce qu’elle est l’annonce principale, celle que l’on doit toujours écouter de nouveau de différentes façons et que l’on doit toujours annoncer de nouveau durant la catéchèse sous une forme ou une autre, à toutes ses étapes et ses moments. »
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Divine Renovation
James Mallon, Novalis, 2014 [Traduction française: Manuel de survie pour les paroisses, Artège, 2015].
« Même s’il est vrai que l’Église est l’Épouse immaculée du Christ, le Corps du Christ, et, par conséquent, une institution d’essence divine, elle est aussi pleinement humaine. Nous ne nous trompons donc pas lorsque nous en déduisons que tout ce qui permet le plein développement d’une organisation purement humaine contribuera de même à la saine croissance de l’Église. » (ma traduction)
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L’avenir du bluff québécois
Christian Saint-Germain, Liber, 2015.
« L’enjeu du nationalisme québécois n’est plus l’indépendance du Québec. D’ailleurs, ne l’a-t-il jamais été dans l’histoire récente autrement que sous le mode de l’esbroufe, de l’improvisation brouillonne, de l’incompétence des acteurs par rapport à cette fin? »
« Ce qui était, depuis la nuit des temps, l’œuvre commune d’un homme et d’une femme devient soudain liberté individuelle. La maitrise du processus procréatif ayant renversé les ultimes barrières dressées par la nature, toutes les combinaisons sont possibles et il n’y a plus, en guise de principe de réalité, que les diverses options qui s’offrent au désir de chacun. »
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Comment notre monde a cessé d’être chrétien
Guillaume Cuchet, Seuil, 2018.
« La chronologie montre que ce n’est pas seulement la manière dont le concile [Vatican II] a été appliqué après sa clôture qui a provoqué la rupture. Par sa seule existence, dans la mesure où il rendait soudainement envisageable la réforme des anciennes normes, le concile a suffi à les ébranler, d’autant que la réforme liturgique, qui concernait la partie la plus visible de la religion pour le grand nombre, a commencé à s’appliquer dès 1964. »
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