Les Lettres à Édith et à Colette sont des fragments retrouvés de la correspondance de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961). Elles ont été publiées au printemps dernier par les Éditions Huit, une maison d’édition de chez nous, sise au 747, rue des Mélèzes, à Québec. N’écoutant que ma curiosité, je me les suis procurées pour constater que, si elles ne sont pas exemptes d’une certaine spéciosité propre au discours dénégateur du Céline de l’après-guerre (1), elles recèlent aussi quelques sincérités qui nous donnent accès au lancinement d’un cœur amer et contrit.
Depuis leur origine (1990), les Éditions Huit sont dirigées par M. Rémi Ferland. Ce professeur de grammaire et de littérature, auteur d’une thèse sur les procédés de rhétorique dans les Relations des jésuites en Nouvelle-France, a débuté dans le commerce du livre en 1987, en se spécialisant dans la réédition de vieux bouquins devenus introuvables. Son plaisir est de les rendre à nouveau disponibles, accompagnés d’un utile apparat critique.
Le catalogue de sa maison contient maintenant près de cinquante titres et réunit principalement des auteurs québécois, mais aussi quelques Français, dont Louis-Ferdinand Céline.
Éditer Céline
Le bibliophile de la rue des Mélèzes a marqué une première fois l’histoire de la ferveur célinienne (beaucoup plus vaste, profonde et vivante que les seules « études céliniennes », parfois arides) en mettant sur le marché, sous le titre Écrits polémiques (2), la première édition critique, signée Régis Tettamanzi, des trois malheureux pamphlets enfiellés du génial auteur du Voyage au bout de la nuit. C’était en 2012.
Puis, au début de l’année dernière, l’éditeur de Québec a réussi une fois encore à susciter des transports d’enthousiasme chez tous les célinophiles, célinomanes et célinolâtres de la Terre, en publiant, dans une jolie édition hors commerce, trente-deux lettres de L.-F. Céline écrites à sa première épouse Édith Follet et à leur fille Colette (3).
L’intérêt de cette parution vient du fait que trente des trente-deux lettres qu’elle renferme nous étaient jusqu’alors inconnues. Elles nous sont ainsi données à lire pour la toute première fois. Il faut préciser cependant que le volume qui les rassemble est réservé aux membres de l’Association des amis des Éditions Huit (coût de l’adhésion: 50$).
Ce choix éditorial inhabituel s’explique par les circonstances étonnantes entourant la découverte des précieuses missives.
Découverte et mystère
C’est en fouinant distraitement dans l’étale d’un brocanteur, au milieu d’un marché aux puces de Québec où il aime à baguenauder, que Rémi Ferland a mis la main, par le plus grand des hasards, sur plusieurs copies d’une plaquette bleu ciel dont personne ne soupçonnait l’existence dans les milieux céliniens les plus avertis.
La couverture du petit ouvrage de confection artisanale portait un titre, « L.-F. Céline / Lettres familières », ainsi que la mention fantaisiste d’un éditeur: « Petits papiers / près d’Halifax / chez la Belle Hortense / (sur le port) ».
À l’intérieur, étaient réunies 32 lettres de l’auteur du Voyage : 11 lettres à sa fille Colette (dont deux nous étaient connues) datant de la fin de la période de l’exil au Danemark (c’est-à-dire du tout début des années 50) et 21 lettres à sa première épouse Édith, écrites depuis l’antre de Meudon, à la fin de la même décennie, alors qu’il ne restait plus au chroniqueur de cataclysmes que quelques années à vivre.
Rien n’a permis d’expliquer la présence improbable, à Québec, du petit paquet d’exemplaires trouvés providentiellement.
Rien dans les rares hiéroglyphes de la couverture n’a permis à R. Ferland de découvrir l’origine de cette publication probablement destinée au cercle des intimes. Rien n’a permis d’expliquer la présence improbable, à Québec, du petit paquet d’exemplaires trouvés providentiellement parmi les « brimborions » du regrattier (p. VII). Mais rien non plus ne nous permet de douter de l’authenticité des lettres, affirme M. Marc Laudelout, éditeur du Bulletin célinien contacté par courriel (on lira ici, sur le site du Bulletin célinien, sa brève présentation des 32 épistoles).
Lettres à Édith et à Colette est donc un ouvrage qui reproduit, sans grande modification, le contenu d’une plaquette fabriquée de façon artisanale il y a plus de trente ans par un inconnu, peut-être un proche des deux destinataires de l’écrivain. Ne pouvant commercialiser cet opuscule sans prendre le risque de léser les droits du mystérieux artisan, M. Ferland a choisi de faire imprimer et distribuer, par le truchement de son Association, 300 exemplaires hors commerce qui rendent les lettres accessibles au public, sans causer de préjudice à quiconque.
Retrouvailles et regrets
Les Lettres nous montrent sans surprise un Louis-Ferdinand Destouches éteint, aigri, usé par les calamités – mais ce n’est pas tout. On y retrouve aussi la parole d’un écrivain devenu dédaigneux de toutes les ivresses de la vie – y compris celles de la littérature et de ses pompes – au point même de savoir s’arracher par moment au piège de son propre personnage et à ses pathétiques manies de poète en concurrence permanente avec le réel.
Cet égarement dans la transparence de la parole ne dure chaque fois qu’un instant, pour ensuite être oblitéré par le radotage geignard et souvent surjoué de l’écrivain. Mais la franchise n’en ponctue pas moins régulièrement les lettres à son ancienne femme, son « Édith chérie », qu’il qualifie de « souvenir vivant miraculeux d’une vie [qu’il n’a] plus » (cf. 47); Édith, l’épouse des années 20, dont la consolante compagnie a eu, l’âge de la vieillesse venu, le pouvoir de le remettre en contact avec sa vie d’avant les tribulations des années 30 et 40, alors que l’avenir ne l’avait pas encore dévoré, lui et ses chefs-d’oeuvres à venir.
Ce qui frappe dans ces lettres à Édith, écrites suite à de bouleversantes retrouvailles « trente ans après » leur rupture, c’est qu’elles sont clairement marquées au sceau du regret. Céline écrit : « J’aurais pu te rendre heureuse » (p.42), « toi, la seule que j’ai mal traitée » (p. 20), « je suis responsable de tout. Je t’aime et te demande bien pardon. » (p. 37). « Il ne me coûte pas du tout de te demander pardon… pas un petit pardon… absolument… à genoux… » (p.20). « C’est miracle que je te retrouve » (p.24). « Ma seule joie est de te revoir et de t’embrasser » (p.25).
Comme si nous avions la chance de nous tenir tout près de l’écrivain, d’écouter le poète pathétique ponctuer de quelques sincérités le silence du crépuscule.
Cette confession par petites touches, dont on suit le fil d’une lettre l’autre, nous donne accès aux coulisses d’une vie passée sur les planches du vedettariat littéraire. C’est comme si nous avions soudainement la chance de pénétrer dans l’intimité de l’écrivain, de nous tenir tout près de lui, de l’entendre secrètement s’épancher dans le sein de sa mie, un doux soir d’été, sur la galerie; c’est comme si nous avions, momentanément, l’occasion d’écouter la voix du poète affligé ponctuer le silence du crépuscule – instant toujours propice aux confidences – de quelques sincérités à l’adresse de sa douce. Rares moments où, sous la plume de Céline, la vie, dans sa candide nudité, reprend quelque peu ses droits sur la littérature, ses fantasmagories caligineuses et son fatras d’affabulations finalement assez fades.
Le grand maitre du langage parlé passé dans l’écrit, le grand dynamiteur et enchanteur de la littérature contemporaine apparait ainsi dans ces lettres confidentielles comme un vieux bouffon fatigué, rendu en fin de carrière.
Rentré tard du travail, il porte encore sur son visage raviné, alors même qu’il a commencé de se confier, les traces d’un maquillage criard et mal débarbouillé.
Le ton morne de la voix nous dit qu’il est recru de fatigue et qu’il n’a plus envie de « faire le clown pour vivre » (p. 48). Avec un mélange d’aigreur et de mélancolie, il confesse que, s’il n’en tenait qu’à lui, il passerait le peu de temps qu’il lui reste à vivre en compagnie des siens, dans l’intimité pénombrale du foyer.
Mais ce foyer familial n’est plus qu’une ombre, un souvenir. Ne reste plus que l’amertume.
*
Notes :
(1) N’a-t-il vraiment mal traité qu’une seule personne dans sa vie, comme il l’écrit dans la lettre numéro 12 (p. 20)? Cette « ellipse narrative », qui escamote certains épisodes de sa tumultueuse existence, participe en réalité d’une vieille stratégie de survie de Céline. Accusé d’avoir activement collaboré avec l’ennemi à l’époque de l’Occupation, l’écrivain avait vite compris après la guerre qu’il devait, face à la moindre accusation, tout nier en bloc, pour avoir une chance d’échapper à la machine épuratrice mise en place par le gouvernement provisoire du général de Gaulle. On sait aujourd’hui que c’est la fuite et l’exil (et la diplomatie danoise) qui l’ont sauvé d’une fin patibulaire.
(2) L’excrétion de ces trois pamphlets logorrhéiques et hallucinés, où parfois la plus grande créativité littéraire jouxte le plus abyssal crétinisme idéologique, a eu lieu avant la guerre et au début de l’Occupation. Depuis lors, les trois livres antisémites n’avaient pas été officiellement réédités, à la demande expresse de Céline et de Lucie Almansor (sa dernière épouse et son ayant-droit), qui préféraient les faire oublier. Cependant, on trouve depuis longtemps sur le marché des éditions pirates de Bagatelles pour un massacre, L’école des cadavres et Les beaux draps. C’est pour donner un accès intellectuellement satisfaisant à cet incontournable morceau d’histoire littéraire que R. Ferland et R. Tettamanzi ont produit une édition critique – pas assez critique au gout de certains, mais qui a au moins le mérite d’exister.
(3) Édith Follet (1899-1990) fut l’épouse de Louis-Ferdinand Céline de 1919 à 1926. Elle était la fille du docteur Athanase Follet, exerçant à Rennes, et qui prit le futur écrivain sous son aile à partir de 1918, rendant ainsi possibles ses études de médecine.
Comme le précise Henri Godard dans sa biographie de Céline (Gallimard, Folio, 2018), ce mariage ne se fit pas que pour des raisons sentimentales: « À la fin de sa vie, Céline le dit plusieurs fois sans ambages: “Je n’aurais jamais pu faire mes études de médecine si je ne m’étais pas marié.” » (p.139)
Édith donna à Louis-Ferdinand son seul enfant, sa fille Colette, née le 15 juin 1920. Mais délaissée par un mari très indépendant trop heureux de fuir la vie provinciale de Rennes pour parcourir le monde en travaillant pour la Section d’hygiène de la S.D.N., elle demanda et obtint le divorce.