Photo: Mumbai (A. Savin, Wikimedia - CC).
Photo: Mumbai (A. Savin, Wikimedia - CC).

Visite à Dharavi

Vue du ciel, Dharavi a l’air d’un amas indistinct de tôle et de boue. De loin, le million de personnes qui y vivent et y travaillent se confondent dans une masse aux contours flous. Pour l’Occidental moyen, le bidonville incarne le summum de la misère. Les personnes qui y habitent ne sont souvent dignes que de pitié. Grâce au tourisme, il est maintenant possible de poser un regard sur cette réalité et, ce faisant, de la reconnaitre comme valable.

On qualifie généralement de bidonvilles les quartiers où l’on retrouve une très forte densité de population, un accès restreint aux services publics et des conditions de vie jugées malsaines, voire dangereuses.

En Inde, 35 % de la population citadine demeure dans un bidonville.

Selon l’ONU, près d’un milliard de personnes dans le monde habitent présentement dans un bidonville, c’est-à-dire un être humain sur sept. En Inde, c’est 35 % de la population citadine qui demeure dans de telles conditions.

La banalité des bidonvilles

La croissance de ce mode d’habitation est directement reliée à l’urbanisation dans les pays en développement. Les résidents des bidonvilles se retrouvent donc au cœur des transformations du monde contemporain.

Depuis plus de 10 ans, l’entreprise à vocation sociale Reality Tour and Travel offre aux touristes de passage à Mumbai l’opportunité de visiter Dharavi, le bidonville le plus fameux d’Asie. L’organisation réinvestit 80 % de ses profits dans des projets d’éducation populaire au sein même du bidonville.

Photo: Valérie Laflamme-Caron.
Photo: Valérie Laflamme-Caron.

Rendue célèbre suite au tournage du film Slumdog Millionaire, mis en nomination dix fois aux Oscars, Dharavi abrite sa population sur moins de trois kilomètres carrés. Afin de respecter l’intimité de ces habitants, Reality Tour and Travel proscrit la prise de photos lors des visites. Il est toutefois possible d’immortaliser un repas pris en famille à la fin du parcours.

« Poverty porn »

Certains pourraient être tentés de qualifier cette pratique de « poverty porn ».

Ce terme a émergé dans les années 1980, au moment des grandes famines en Afrique. Le « poverty porn » renvoie d’abord à ces campagnes médiatiques où l’on présente la misère humaine sur fond de musique sirupeuse afin d’amasser des fonds. Plus largement, le concept vise à critiquer l’objectification des personnes pauvres à des fins de divertissement ou d’expériences émotionnelles.

Les organisations caritatives qui présentent la misère humaine sur fond de musique sirupeuse dressent le portrait de sociétés impuissantes.

Les organisations caritatives ou médiatiques qui recourent à ce genre d’imagerie dressent le portrait de sociétés impuissantes et incapables de s’organiser. Elles simplifient à outrance des réalités complexes pour générer du profit.

On en viendra à croire, par exemple, que les Africains ont faim parce qu’il manque de nourriture. Ou que les habitants de Dharavi habitent ce bidonville parce qu’ils sont inaptes à trouver du travail. Ce genre de trame narrative mène à cette conclusion : les populations des bidonvilles sont dépendantes des pays occidentaux pour s’en sortir.

Vivre à Dharavi

Il est vrai que de circuler dans les rues de Dharavi peut susciter toutes sortes d’émotion.

Les rues sont si étroites qu’on peut à peine s’y croiser. Les appartements s’empilent et donnent l’impression de termitières. Il faut souvent grimper une échelle pour y accéder. À certains endroits, le soleil ne passe tout simplement pas. En circulant dans cet étrange labyrinthe, on aperçoit les appartements, qui sont souvent de simples pièces de quelques mètres carrés. On les imagine habités par des familles entières.

Comme il n’y a ni toilette ni eau courante, les habitants doivent partager des installations sanitaires installées là par le gouvernement. On devine au sol une boue perpétuelle, faite de terre, de déchets et de je ne sais quoi encore.

Tout cela est réel.

Mais, à l’instar d’autres endroits où vivent des êtres humains, on y trouve des épiceries, des écoles, des boutiques de téléphones, des tailleurs, des églises, temples et mosquées.

On nait à Dharavi, on y grandit, on y travaille aussi.

On y trouve des industries relativement prospère. On recycle à Dharavi du plastique qui sera envoyé dans le monde entier.

Contrairement aux idées reçues, la majorité des habitants de Dharavi sont employés au cœur du bidonville. On y trouve des industries relativement prospères : tannerie, poterie, bijouterie. On recycle à Dharavi du plastique qui sera envoyé dans le monde entier. Notre jeune guide, Raj, âgé de vingt-huit ans, en était à son énième emploi. Après avoir passé trois ans dans un centre d’appel, il préférait travailler au grand air et pratiquer son anglais avec les visiteurs.

Pauvreté et dignité

Lors de mon passage dans ce lieu désormais mythique, on célébrait la fin du ramadan. Pour l’occasion, les hommes étaient tous vêtus de blanc et les petites filles avaient des airs de princesse. Au Québec, leurs tenues auraient passé pour des robes de bal ou même de mariage. À voir les génératrices et les systèmes de son qu’on y amenait, on devinait que, le soir venu, l’ambiance serait à la fête.

Photo: Mumbai (John Hurd, Wikimedia - CC).
Photo: Mumbai (John Hurd, Wikimedia – CC).

Il est dans l’air du temps de croire que certaines personnes vivent plus dignement que d’autres. Que dans certaines conditions, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Que les personnes pauvres et souffrantes devraient être soustraites à notre regard afin de leur éviter l’humiliation.

On m’a demandé, lors de mon séjour en Inde, si cette visite m’avait rendue triste. Si je ne me réjouis pas de cette précarité dans laquelle vivent, sur terre, un milliard de personnes, je préfère tout de même ne pas l’ignorer.

À la fin de cet excellent repas servi par une grand-maman du quartier, j’ai pointé l’image du Sacré-Cœur accrochée au mur : « are you catholic » ?

On m’a répondu que non. Mais qu’on aimait bien Jésus.

Je n’ai pas été surprise de le retrouver là, le Dieu transfiguré.

Valérie Laflamme-Caron

Valérie Laflamme-Caron est formée en anthropologie et en théologie. Elle anime présentement la pastorale dans une école secondaire de la région de Québec. Elle aime traiter des enjeux qui traversent le Québec contemporain avec un langage qui mobilise l’apport des sciences sociales à sa posture croyante.