Illustration: Charlotte Lessard.
Illustration: Charlotte Lessard.

Une guerre peut-elle être juste?

Phénomène humain aussi tragique que tenace, la guerre a façonné l’identité géographique, sociale et politique de notre monde. Une longue tradition de pensée, nourrie par l’Église catholique et plusieurs philosophes, soutient que la guerre est acceptable dans certaines conditions. Justifie-t-on l’injustifiable?

La doctrine de la guerre juste puise dans le droit des gens romain, le jus gentium, qui concernait les nations étrangères et leurs ressortissants. Sur fond de stoïcisme, le droit des gens se fonde sur l’existence de lois naturelles valant pour tous les êtres humains, ce qui inclut les ennemis et les prisonniers. On doit toutefois la première élaboration systématique d’une théorie de la guerre juste à saint Augustin, évêque d’Hippone au tournant du 5e siècle. Puis, le philosophe et théologien saint Thomas d’Aquin reprendra et précisera au 13e siècle la théorie de son prédécesseur.

Le droit de la guerre

Aujourd’hui, l’Église catholique continue d’insister sur l’importance de limiter tout acte de guerre par certaines notions morales. Elle relaie pour ce faire l’enseignement de ses docteurs, tout en y ajoutant un sérieux bémol, comme nous le verrons. La doctrine de la guerre juste se divise en trois parties: d’abord, le jus ad bellum, c’est-à-dire le droit qui encadre la déclaration de guerre; ensuite, le jus in bello, soit les règles de la conduite de la guerre; puis le jus post bellum, le droit qui régit la fin de la guerre et auquel les traités de paix doivent se conformer. Deux principes sous-tendent toute la théorie de la guerre juste: nécessité et proportionnalité.

Le jus ad bellum est la partie maitresse de la théorie de la guerre juste. Son premier critère est fondamental, celui de la cause juste: ceux qui sont attaqués méritent de l’être en fonction de quelque faute (Somme théologique, II, ii, q. 40, art. 1). Ce critère est limité par un autre, qui exige que la violence soit le dernier recours possible pour rétablir la justice. Encore, cet usage de la violence doit également avoir une chance raisonnable de succès: même pour une cause légitime, livrer ses soldats au massacre est inacceptable.

De plus, toutes ces conditions, même si elles sont remplies, peuvent être sans effet si l’intention derrière la déclaration de guerre n’est pas droite, c’est-à-dire si elle ne vise pas seulement à réparer une injustice, mais aussi, par exemple, à s’enrichir.

Une dernière condition du jus ad bellum est celle de l’autorité légitime. Aucune guerre ne peut être dite juste si elle n’a pas été déclarée par l’autorité politique qui jouit d’une forme ou une autre de légitimité. La première raison en est que la guerre doit servir le bien commun et non pas l’intérêt de certains individus ou groupes. Le détenteur de l’autorité politique possède à cet égard une responsabilité supérieure de protéger la population.

Justifier l’injustifiable?

Il faut insister sur ce point, alors que plusieurs chrétiens et non-chrétiens ressentent un certain malaise par rapport à tout usage de la violence, au-delà du motif. En effet, dans les Évangiles, le Christ ne dit-il pas de «tendre l’autre joue» et de «ne pas riposter aux méchants» (Matthieu 5,39) ? Or, il faut souligner ici que l’action politique est chose différente de l’action individuelle. Si un individu peut effectivement choisir le martyre devant la violence d’autrui, un chef politique ne peut en décider de même pour ses concitoyens, car alors il violerait leur liberté de conscience, n’ayant pas reçu leur consentement.

Pour sa part, le jus in bello postule qu’aucune violence ne doit être faite à un non-combattant, ce qui inclut autant les civils que les soldats qui ne sont pas en état de nuire. De plus, une réponse à une agression doit être proportionnelle à cette dernière, autant dans les fins que dans les moyens. Par exemple, un acte de pillage ne pourra être puni par la conquête d’un territoire, tout comme l’attaque d’un navire de guerre ne peut mener au bombardement des villes ennemies.

La question de la guerre est complexe, mais elle doit toujours être traitée à l’aune du critère fondamental de la paix.

Finalement, le jus post bellum, une partie moins développée de la doctrine de la guerre juste, promeut l’équité dans les rétributions d’après-guerre et dans les traités de paix. Par exemple, à la suite d’une guerre, il ne devrait pas y avoir d’atteintes graves aux conditions de vie de la population des États vaincus, ni de conditions de paix complètement défavorables à l’épanouissement culturel d’une nation.

Bien sûr, plusieurs de ces critères sont difficiles à évaluer. En politique comme dans toute pratique, il s’agit avant tout de partir des circonstances et non seulement «d’appliquer la théorie». Faire la guerre de façon juste est un acte prudentiel, déterminé par les vertus intellectuelles et morales des gouvernants.

Guerres justes, guerres injustes: quelques exemples

Afin de clarifier la différence entre guerre juste et guerre injuste, examinons deux cas de figure rapprochés mais distincts, soit les deux guerres du Golfe. Bien sûr, la réalité étant complexe, il est difficile de présenter un idéal type, et ces exemples peuvent être discutés.

La première guerre du Golfe peut être considérée comme une guerre juste de la part des États-Unis et de leurs alliés. Au mois d’aout 1990, l’Irak de Saddam Hussein envahit le petit État du Koweït, principalement pour des raisons de ressources énergétiques et d’accès à la mer.

Condamnée par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, l’attaque mène à un blocus économique et à un ultimatum envers l’Irak menés par une coalition internationale, ce qui satisfait les critères de la légitimité politique et du «dernier recours». Devant l’insistance de Saddam Hussein, la coalition attaque l’Irak et libère le Koweït au début de l’année 1991. Les cibles se veulent alors exclusivement militaires et des consignes sont données afin de protéger les civils.

De plus, fait important, l’attaque est limitée et s’applique seulement à rétablir le statuquo: les États-Unis ne tentent pas de renverser Saddam Hussein, une décision qui appartient avant tout aux Irakiens. Évidemment, l’on pourrait douter de la droiture de l’intention derrière l’attaque, les États-Unis ayant toujours été désireux d’accroitre leur influence au Moyen-Orient. Or, comme l’affirme le célèbre théoricien de la guerre Michael Walzer, «on peut […] tout à fait soutenir une guerre dans ses limites justes tout en combattant les raisons d’État “supplémentaires” qui la sous-tendent» (De la guerre et du terrorisme,p. 129).

La seconde guerre du Golfe contraste avec la première sur plusieurs points. Le 20 mars 2003, les États-Unis envahissent l’Irak, une décision unilatérale qui n’est pas appuyée par les Nations Unies. Peu de solutions de rechange avaient d’ailleurs été considérées sérieusement. L’administration Bush forge pour cette occasion la notion de «guerre préventive», un critère qui, bien que pouvant s’apparenter à une stratégie défensive, n’est pas celui du dernier recours.

Si le désarmement du régime irakien – qui devait être amorcé dès la fin du conflit de 1991 – peut être un objectif légitime, il était plausible que celui-ci soit atteint par d’autres moyens que la guerre. Même l’utilisation d’une certaine force, couplée à d’autres mesures, n’équivaut pas nécessairement à la guerre. De plus, à la suite de l’attaque, les États-Unis s’ingèrent dans la politique intérieure irakienne et renversent le régime de Hussein pour mettre sur pied un gouvernement de transition. On peut alors mettre en doute l’intention des attaquants et la proportionnalité des moyens, ainsi que, finalement, toute la légitimité de cette guerre.

Construire la paix

Ce qui précède nous fait voir plus clairement l’intention derrière la doctrine de la guerre juste: limiter le plus possible la guerre dans un monde imparfait où le mal a toujours part. Dans leur ensemble, les restrictions sont si imposantes que peu de conflits armés se qualifieraient au titre de guerre juste. Il ne s’agit donc pas de «justifier l’injustifiable», mais de baliser les actions humaines par des règles morales. En ce sens, l’expression «guerre juste» est équivoque. En fait, aucune guerre n’est juste «en soi». Cela dit, l’acte de combattre peut l’être, s’il respecte les conditions susmentionnées.

C’est ainsi que, pour l’Église catholique, la guerre «ne constitue jamais un moyen approprié pour résoudre les problèmes qui surgissent entre les nations» (Compendium de la Doctrine sociale,§ 497). De plus, alors que nous vivons dans une «ère atomique», la recherche de solutions de remplacement à la guerre revêt aujourd’hui «un caractère d’une urgence dramatique» (§ 498). L’enjeu est alors le suivant: affirmer «qu’aucune guerre n’est juste» ne doit toutefois pas nous empêcher de distinguer entre différents types de conflits ni constituer une raison pour ne jamais agir.

La question de la guerre est complexe, mais elle doit toujours être traitée à l’aune du critère fondamental de la paix. La paix est une aspiration essentielle des êtres humains, et même de tout l’ordre naturel (Compendium de la Doctrine sociale,§ 488); elle doit primer toutes autres considérations. C’est ainsi que nous pouvons conclure, avec le Christ: «Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu» (Matthieu 5,9).


Pour aller plus loin :

Conseil pontifical justice et paix, Compendium de la Doctrine sociale de l’Église catholique,Libreria Editrice Vaticana / Éditions de la CECC, 2006.

Jean XXIII, Pacem in terris,introduction de Claude Ryan, Montréal, Les Éditions du jour, 1963.

Walzer, Michael, De la guerre et du terrorisme,Paris, Bayard, 2004; Guerres justes et injustes,Paris, Belin, 1999.

Maxime Huot-Couture

Maxime œuvre en développement communautaire dans la région de Québec. Il a complété des études supérieures en science politique et en philosophie, en plus de stages à l'Assemblée nationale et à l'Institut Cardus (Ontario). Il siège sur notre conseil éditorial.