Depuis sa sortie, le Joker de Todd Phillips a fait beaucoup parler de lui. Rares sont les films qui attirent l’attention autant du grand public que des cinéphiles aguerris. Or, beaucoup y ont vu le spectacle d’un homme sombrant dans la folie. Je ne crois pas qu’il en soit ainsi et voici pourquoi.
Plusieurs raisons expliquent l’engouement pour Joker :
La talentueuse mise en commun d’une trame sonore grave et puissante allant vous chercher jusqu’au diaphragme;
Une esthétique réaliste et nostalgique mettant le spectateur en contact avec la dureté du réel;
Une interprétation magistrale d’un Joachim Phoenix en habit de clown mélodramatique;
Une réalisation totalement centrée sur l’attachement au personnage s’ajoutant à la popularité déjà acquise de l’ennemi no 1 de Batman.
Tout cela aurait suffi à convaincre les différents types d’auditoires.
Une myriade de sceptiques considéraient que l’apex du personnage avait été atteint dans The Dark Knight. Malgré eux, la pertinence de Joker a convaincu le public parce qu’il touche des vérités aujourd’hui cachées.
L’atmosphère créée par Phillips nous amène dans un univers proche de l’idée que l’on se fait du New York des années 1980, c’est-à-dire violent et sans pitié.
On y fait d’emblée la rencontre d’Arthur Fleck (Joker), homme tout ce qu’il y a de plus minable pour un monde vouant aux gémonies les pauvres, les marginaux et les vulnérables.
De sa médiocrité de fait (1), on assiste à sa descente aux enfers. En ce sens, beaucoup y ont vu la trame narrative du film. Mais il y a plus.
Portrait d’un homme naïf
Le personnage d’Arthur Fleck nous est présenté comme un homme ayant déjà passé du temps à l’asile. Maintenant en probation, on assiste à quelques séances avec sa psychiatre.
Lorsque celle-ci acquiesce à sa demande « Is it just me or is it getting crazier out there ? », Todd Phillips manifeste l’objectivité du jugement d’Arthur et, par le fait même, la « folie » de la société. La première partie du film est orientée en ce sens.
De fait, le sens moral d’Arthur n’est pas remis en cause.
Écoutez la version audio de cette chronique à On n’est pas du monde :
Au contraire, on nous le présente comme quelqu’un de bon, qui sait faire preuve de compassion (il excuse les jeunes qui le passent à tabac au début du film).
Il comprend les contours et cherche à correspondre parfaitement à la morale publique (ce qu’il manifeste lorsqu’il fantasme une rencontre en direct avec l’animateur Murray Franklin, Robert De Niro).
Plus qu’un fou, le véritable portrait que nous présente Joachim Phoenix est celui d’un homme profondément conformiste.
D’ailleurs, d’un geste presque instinctif, il s’insurge contre la nécessité d’une arme à feu pour se défendre. Il accepte le diagnostic des psychiatres et cherche à se soumettre à leurs prescriptions.
Bref, malgré son désarroi grandissant, Arthur veut croire en la véracité de l’horizon de moralité de Gotham ainsi que de la possibilité d’une reconnaissance éventuelle. Rien ne nous éloigne substantiellement de cet homme.
Plus qu’un fou, le véritable portrait présenté par Joachim Phoenix est celui d’un homme profondément conformiste.
Le choix du cynisme
Phillips nous fait comprendre que son futur Joker est un homme excessivement naïf. À travers son rôle d’aidant naturel notamment, Arthur croit en une société qui récompense les bonnes actions.
C’est par la remise en doute de cette même morale publique (que l’on pourrait qualifier de « chrétienne ») que la chute vers le Joker s’opère.
Elle se produit en deux temps.
***ALERTE DIVULGÂCHEUR***
D’abord un acte d’autodéfense, le meurtre gratuit des trois courtiers de « Wall Street » fait naitre l’effroi de lui-même. Cet épisode le déstabilise assez pour qu’il se méfie du système éthique qu’il assumait jusqu’à maintenant.
Mais cela va encore beaucoup plus loin.
Cette remise en doute révèle une symbiose avec une partie profonde de lui-même inconnue jusqu’à maintenant.
Joker est donc le récit cauchemardesque d’un processus de maturation dysfonctionnelle retardé par un milieu social et familial encourageant une moralité puérile.
C’est parce qu’il n’a pas su sortir de sa naïveté juvénile qu’il sombre volontairement dans la vengeance. Ayant laissé faire les injustices à son endroit trop longtemps, il exerce une sorte d’autodéfense tardive et disproportionnée.
Joker est donc le récit cauchemardesque d’un processus de maturation dysfonctionnelle retardé par un milieu social et familial encourageant une moralité puérile.
Ses premiers crimes opèrent sa sortie tardive de son état d’enfance. Ils génèrent aussi un sentiment de liberté proportionnel à la profondeur de sa naïveté.
Dans un deuxième temps, cette symbiose est confirmée par l’inattendue reconnaissance (1:30 min) de ceux que l’on pourrait nommer les « gilets jaunes » de Gotham. Cette correspondance entre son expérience du mal intérieur et extérieur lui fait choisir un cynisme qui lui apparait la seule posture conforme à sa liberté retrouvée.
C’est ainsi qu’il devient le Joker.
Les limites du conformisme
Le film est construit de manière à nous présenter le passage d’Arthur à Joker. Sa structure souligne ce qui sépare l’un de l’autre. Or, je suis plutôt d’avis qu’il existe une véritable continuité psychologique du personnage interprété par Joachim Phoenix.
Plus qu’une descente dans la folie, ce film nous présente la métamorphose d’un conformisme à un autre. Joker incarne le refus de la morale officielle et l’acceptation pleine et entière de « l’éthique » réelle.
Quittant un mensonge que la société considère comme adéquat (« Put on a happy face »), Joker devient le miroir réaliste de Gotham. De fait, à la fois le meurtre de sa mère et celui de Bill Murray sont perçus par Joker comme des actes de justice : « you were awful ».
Comme le disait Simone Weil : « Le faux dieu change la souffrance en violence, le vrai dieu change la violence en souffrance ».
Le Joker de Todd Phillips et de Joachim Phoenix est un grand film, un cri du cœur devant un monde enfermé en lui-même et incapable de se référer à plus grand que soi.
Ce film n’est pas l’histoire d’une personne tombant dans la folie. Il est plutôt celui d’un homme nouvellement conscient de la méchanceté de l’humanité et incapable de la surmonter par un acte de foi en un bien supérieur.
Le point central du film n’est donc pas le manque de soins de santé mentale, mais les limites de la morale conformiste – c’est-à-dire sans fondement divin. Joker nous fait percevoir la nécessité de critères éthiques plus stables que la simple volonté du plus grand nombre.
Loin d’être suffisant pour une existence concrète faite de joie et de tristesse, l’horizon de la moralité requiert toujours une référence à un Absolu transcendant et indépendant face à la volonté des hommes.
C’est ce qu’on appelle Dieu.
Le choix du mal
Le Joker de Todd Phillips est un grand film, un cri du cœur devant un monde enfermé en lui-même et incapable de se référer à plus grand que soi.
Contrairement aux banalités entendues ici et là sur la violence et l’influence néfaste de ce film, je vois plutôt une presse réfractaire aux questionnements fondamentaux.
Devant une société cherchant de plus en plus à se sortir d’une morale naturelle au profit d’une éthique contractuelle, Joker nous met devant les yeux les risques que nous encourons si nous continuons sur la pente glissante d’un autonomisme débridé.
Joker ne tombe pas dans la folie, mais dans le mal. Gare à la culture qui ne saurait plus les distinguer.
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Notes:
(1) J’y ai vu même quelques références à la posture recroquevillée de la métaphore petersonnienne du homard tout au bas de la hiérarchie. Voir la scène où Arthur attache son soulier de clown avant sa convocation devant son patron.