Kahnawake
Photo: Loup-William Théberge/Le Verbe

Kahnawake: du côté des «Indiens»

C’est la première fois que je viens à Kahnawake, et vu d’ici, même s’il pleut, je trouve que le fleuve est vraiment beau. Même Montréal est belle. Et puis le pont Honoré-Mercier, là-bas…

Christine aussi regarde le fleuve, mais au lieu d’afficher un sourire de contentement, elle se mordille nerveusement les lèvres. Elle se retourne, me fixe droit dans les yeux – qu’elle a plus noirs encore que ses cheveux – et me lance sèchement: «Ce n’est pas sans raison que le gouvernement a décidé de construire la voie maritime de notre côté plutôt que du côté de Lachine. Ici, du côté des Indiens, ça coutait moins cher, j’imagine…»

Fondue, ma petite risette. C’est donc ça le grand mur que je vois devant, tout le long de la rive… La voie maritime a été creusée le long des berges de la réserve. Bon. Vu comme ça. «C’est depuis quand, ce mur?»

«Depuis 1957. C’est tout notre mode de vie qui s’est envolé cette année-là. Finis la vie sur le bord de l’eau, les rassemblements, les feux, les fêtes, les prières, la pêche. C’est – encore! – un autre bout de territoire en moins…»

La guerre des clans

Officiellement, Christine Zachary est une des chefs élus du conseil de bande de Kahnawake. Je dis «officiellement» parce que ce n’est qu’à partir des environs de 1870 que les chefs sont élus à Kahnawake – une proposition du gouvernement fédéral pour instaurer la démocratie dans un peuple qui, depuis ses origines, a toujours nommé ses chefs. Cette proposition, pour plusieurs ici, n’est qu’une autre manœuvre pour s’immiscer dans les affaires des Mohawks. «Mais ça, c’est un autre dossier!» soupire Christine.

Il y a bien des dossiers ici. Ceux qu’on appelle les traditionalistes n’ont jamais accepté ce processus démocratique, et ils ne ratent pas une occasion de le laisser savoir. D’autres, sans être trad pour autant, préfèrent ne pas avoir d’étiquette et se demandent simplement pourquoi ces «élus» ont pris le titre de chefs…

Kahnawake
Photo: Christine Zachary/Le Verbe

Le dossier territorial est assurément le plus ancien et le plus litigieux de tous. Sur celui-là, trad et autres s’entendent plutôt bien.

«Et pour l’avenir?» Les yeux noirs de Christine s’allument: «Un grand musée! Un musée qui raconterait notre histoire, l’histoire des Mohawks… J’ai de belles idées pour ça. Les gens pourraient venir pour en apprendre, et peut-être nous voir autrement… Il y a tant de choses que les gens ne savent pas sur notre histoire.» Par exemple? «Eh bien, la tragédie de 1907. La perte de 33 de nos hommes, tous pères de famille, lors de l’effondrement du pont de Québec. Combien on a souffert de cette perte: 33 hommes pour une petite réserve de 9 000 personnes, c’est énorme! Après ça, on a décidé de ne plus jamais envoyer tous nos hommes sur un seul et même chantier.»


La tragédie du pont

Le 29 aout 1907, après quatre années de construction, le pont de Québec s’effondre dans le fleuve. Une centaine de travailleurs s’y trouvent: 76 sont tués, dont 33 sont des travailleurs Mohawks de la réserve de Kahnawake. Ils sont enterrés ici sous des croix faites de poutres d’acier. Depuis toujours, les Amérindiens sont embauchés pour les constructions en hauteur, car, dit-on, ils n’ont pas le vertige. Ils ont contribué à la construction de centaines de gratte-ciel au Canada et aux États-Unis d’Amérique.


Deom contre Deom

Un homme aux longs cheveux blancs, coiffé d’une casquette de «Warrior» et d’un collier du clan de l’Ours entre en trombe et s’arrête subitement: «Oh! tu es là…», dit-il en voyant Christine assise devant moi.

 Kahnawake
Photo: Loup-William Théberge/Le Verbe

C’est Joe Deom, un des «traditionalistes» de Kahnawake qui, selon le bon curé du lieu, le père Vincent Esprit, hésiterait peut-être à me parler étant donné que j’étais catholique et que – pire encore – j’avais la fâcheuse idée d’être journaliste. Ni l’un ni l’autre, ici, n’a bonne presse…

Je n’ai même pas le temps de lui dire bonjour qu’il avertit Christine qu’il attendra qu’elle finisse l’entrevue. «Après, c’est mon tour», laisse-t-il tomber avec un air un peu bourru. Lui aussi a l’air plutôt dur. Christine lui fait signe que c’est d’accord, contrariée on dirait.

«Où est la petite?» lance-t-elle avant que Joe sorte de la pièce.

«Où est la petite?» lance-t-elle avant que Joe sorte de la pièce. Il se retourne, le visage totalement transformé, presque lumineux, et j’oserais même dire transfiguré.

Il lui répond qu’elle est à la garderie, mais la conversation se poursuit en mohawk, alors je perds le fil… mais il est une langue que toute femme peut comprendre aisément… Joe est l’ex-mari de Christine, et les deux grands-parents sont en train de parler de leur petite-fille.

Je les regarde sans rien comprendre, mais je vois. On voit l’amour d’une grand-mère et d’un grand-père pour la chair de leur chair. Séparés, divorcés, chacun de son côté, chacun à sa façon, Christine et Joe aiment cette descendance si précieuse, unique et fragile.

Joe quitte la salle avec un sourire. Je regarde Christine qui, elle aussi, avait souri l’espace d’un instant en pensant à «la petite»…

En bonne journaliste, ou en bonne femme, j’ose lui parler de ce qui ne me regarde pas: «Vous et Joe, vous êtes à l’image de votre peuple, vous savez… Tous les deux, chacun de votre côté, vous faites ce qu’il y a de mieux pour votre descendance. Mais il se trouve que vous êtes séparés, divorcés. Vous vous y faites, mais qu’est-ce que ce serait si vous arriviez à…

«Votre amour pour votre descendance est passionné. Il coule dans vos veines. Pensez-y. Pensez à ce que serait votre famille si vous étiez encore ensemble. Pensez à votre peuple si vous étiez encore ensemble… Si vous pouviez vous réconcilier tous les deux, vous remarier… Quelle réconciliation il y aurait à Kahnawake! Quel pardon il y aurait dans cette famille! Dans ce peuple!»

Wag the dog

Christine avait déjà commencé à réunir ses papiers. «Ah… funny… Je n’avais jamais vu ça comme ça… Vous savez, Joe était catholique comme moi, avant.»

On aurait entendu voler une mouche. En la raccompagnant dans la pièce voisine, dans le sanctuaire Kateri Tekakwitha, je demande: «Avant quoi?» Elle hésite. «Quand on s’est connus. Quand on s’est mariés. Avant qu’il devienne traditionaliste.»

Elle me salue, croise Joe rapidement, lequel lui dit quelque chose en mohawk, mais elle ne s’arrête pas, elle marche jusqu’à la sortie, se retourne et lui lance, juste avant de disparaitre: «Tu sais, Joe, le père Vincent, il dit qu’on devrait se remarier tous les deux!»

Joe Deom est un trad, oui, mais on dit qu’il y a division. «Joe, je voulais vous parler parce que le père Vincent m’a expliqué qu’il y avait des divisions dans la réserve entre les traditionalistes, comme vous, et le conseil de bande élu, et…»

Ça va devenir politique, je le sens.

Photo: Loup-William Théberge/Le Verbe
Photo: Loup-William Théberge/Le Verbe

Je me ravise. «Vous savez Joe, je suis née ici, juste à côté, à Sainte-Catherine. J’ai été baptisée dans la petite chapelle. Sainte-Catherine et Kahnawake ont toujours été liées à cause de Kateri Tekakwitha, bien entendu (Kateri, c’est Catherine), mais toute la paroisse, le territoire, faisait partie, avant, de la mission iroquoise Saint-François-Xavier…»

Il me regarde sévèrement et joue avec sa casquette qu’il tient entre ses doigts. «Bref. Ce que je veux dire, mais que je n’arrive pas à dire clairement, c’est que je suis née et que j’ai grandi ici, mais que j’ai vécu comme si les Indiens n’existaient pas. On ne s’est jamais côtoyés. Je ne vous ai pas vus ni entendus. Je me suis toujours demandé comment vous viviez, qui vous étiez, où vous étiez!

— Où? On est derrière chaque arbre! me lance-t-il avant de s’esclaffer, puis il redevient sérieux tout aussi vite. C’est voulu.

— Quoi donc?

— Que vous ne sachiez rien. Quand vous entendez parler de nous, c’est pour les cigarettes ou encore par rapport à l’été 1990, vrai?

— Vrai.

Le poids des mots

Depuis mon arrivée, quand je parle de la «Crise d’Oka», eux parlent de l’«Été 1990»; «crise» et «Oka», c’est une référence québécoise, pas mohawk. Pour eux, il n’y a pas de «crises». Juste une longue série de revendications et de révoltes. Pour eux, pas d’Oka non plus. Juste des territoires.

Joe pose sa casquette. «Je suis un Kanienkehaka-Rotinonhsonni, précise-t-il, sous-chef du clan de l’Ours. Kanienkehaka, c’est Mohawk. Rotinonhsonni, c’est Iroquois. Iroquois vient de “Peuple aux longues maisons”.»

«J’ai lu quelque part que “Mohawk” était une contraction anglo-française qui signifiait “mangeur d’hommes”. Les colons français vous appelaient “Agniers”, ce qui est encore le cas, puisque sainte Kateri Tekakwitha est “le Lis des Agniers”. Mais Kanienkehaka, en terme autochtone, est censé vouloir dire “étincelles de silex” ou “peuple du silex”.»

Je poursuis, mais Joe fronce les sourcils quand je raconte que les enfants québécois, de la première année du primaire jusqu’à la cinquième secondaire, apprennent les us et coutumes des autochtones.


Des relations tendues

En 1760, le Régime britannique redonne plusieurs droits aux Iroquois, mais pas les territoires, notamment. Dès 1780, les Mohawks commencent la résistance. En 1829, le curé de Kahnawake rédige ce qu’on appelle les quinze «preuves en faveur des Sauvages du Sault Saint-Louis», réclamant lesdites terres. Rien n’aboutira.

L’insurrection des Mohawks de 1877 envenime les relations; le gouvernement empilera leurs revendications sur ses bureaux et décide, en 1945, de racheter ces terres. En 1974, il crée le Bureau fédéral des revendications autochtones, mais encore là, rien ne change. La «Crise d’Oka» ne sera, finalement, qu’une des nombreuses conséquences de l’inertie des gouvernements et des divisions internes au sein du peuple mohawk.


«Ah! vraiment? Je suis surpris. Ils apprennent surement comment on vivait à l’époque, comment on s’habillait ou on se nourrissait… Mais parlent-ils politique? Du territoire qu’on a perdu? Des promesses non tenues des gouvernements? Du fait que nous ne nous considérons ni comme Canadiens ni comme Québécois? Que j’ai un passeport mohawk reconnu aux États-Unis, mais pas au Canada? Que nous sommes une Nation à part entière avec notre organisation politique, notre histoire, notre culture, notre langue et notre religion?»

— Eh bien, non, pas du tout, à vrai dire… C’est toujours très bucolique. Mais dites-moi, officiellement, je veux dire légalement, vous êtes Canadien, tout de même! Comme moi, Québécoise, je suis officiellement Canadienne!

— Tant pis pour vous, nargue-t-il, sourire en coin. Nous, notre territoire est occupé par le Canada. Et puis, même à Kahnawake ça ne fonctionne pas… C’est une poignée de gens qui participent aux élections.

On est Kanienkehaka un peu comme on est Québécois, j’imagine. À l’étranger, quand on vous regarde avec cet air dubitatif, vous devez spécifier que vous êtes une «Québécoise du Canada» ou une «Canadienne française qui vit au Québec».

Certaines identités sont politiques, que voulez-vous?

«Pour la plupart des Mohawks, me dit Joe, le processus démocratique [des chefs élus] profite à quelques privilégiés fortunés; rien à voir avec la façon traditionnelle. Nous avons toujours eu trois clans: la tortue, l’ours et le loup, dont les chefs sont nommés par les mères de clan. Là, les “élus” se disent des “chefs”, mais en réalité, ils ne sont que des “conseillers municipaux” à la solde du gouvernement.»

*

Qu’est-ce que je donnerais au Bon Dieu pour voir apparaitre cette «petite», ici, maintenant!

Si leur petite-fille était là, juste à côté de nous, il me semble que la politique prendrait le bord à la même vitesse que le passé l’avait pris tout à l’heure dans les yeux de Christine. Il me semble que les sourcils froncés de Joe se transformeraient en des yeux vifs et brillants. Et mouillés de joie.

La «petite» serait mignonne dans son petit parka rouge vif, gambadant, l’air de rien, entre grand-père et grand-mère, entre les Clans et les Chefs. Avec elle, il me semble que tout, peut-être, s’arrangerait, recommencerait… s’arrangera, recommencera.

Terre des âmes

— [Dans les cours d’histoire aux Blancs] est-ce qu’ils parlent des Jésuites qui nous ont déplacés autour de Montréal pour finalement aboutir ici? Que sur les 40 000 acres originales, il ne nous en reste que 11 000?

— Vous parlez depuis la Conquête?

— Votre Conquête, oui.

— Vous ne pouvez tout de même pas demander à ceux qui habitent maintenant ces terres de les quitter?

— Non, bien entendu… Nous sommes actuellement en pourparlers avec l’ONU, nous, les traditionalistes. Ce qu’on nous dit, c’est que nos gouvernements manquent d’imagination.

Entre le conseil de bande et les traditionalistes, Marlyn Kane, une ancienne militante pour le droit des femmes autochtones qui, après avoir choisi de vivre en dehors de la réserve, y est revenu, ne trouve pas sa place: «Même le terme “Mohawk” n’est pas de nous! À l’origine, notre identité provenait de l’endroit où nous vivions. On disait “le peuple du silex”, Kanienkehaka.

«Après, comme on nous a mis ici en face des rapides de Lachine, on a appelé notre territoire “Kahnawake” (rapides). Et là, comme on nous a coupés des rapides à cause de la voie maritime, comment devrions-nous nous appeler?»

Revenir à «Kanienkehaka». Revenir aux sources. Ça peut être très long, ça. Il n’y a pas que les peuples qu’on déplace; il y a aussi les identités. Et si je vous ai bien compris, vous êtes en train de dire à la prochaine chicane, ou peut-être même à la prochaine fois?


Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.