Photo: Loup-William Théberge/Le Verbe

La mission de Vincent Esprit

Ici, contrairement au célèbre film La mission avec Robert De Niro, on ne rencontre pas, au détour d’un arbre, un indigène aux cheveux rouges qui vous toise avec sa flèche. On ne monte pas les chutes d’Iguazú au péril de sa vie. Pas de jolie musique non plus pour vous soulever l’âme et vous noyer les yeux dans l’eau.

Ici, à Kahnawake, il y a les graffitis sur les rochers juste à l’entrée de la réserve. On y entre comme dans un entonnoir, entre deux murs de béton. On y roule tranquillement dans un village plutôt joli. Tout au bout de la rue, c’est le 1, Church Street: l’église de la Mission Saint-François-Xavier qui trône là depuis 1720, sur le bord du fleuve.

Esprit, Vincent Esprit

L’image de sainte Kateri Tekakwitha (1656-1680) orne la façade de l’église. Pour rencontrer le père Vincent Esprit, il faut traverser l’église et se rendre tout à l’arrière, passer la sacristie, jusqu’au Centre Kateri, un petit musée qui raconte des pans d’histoire de la Nouvelle-France.

Kateri
Photo: Le père Vincent Esprit/Le Verbe

Le père Vincent vient tout droit de l’ile Dominique, dans les Caraïbes. Son arrière-grand-mère était indigène et a fort probablement été parmi les dernières à servir comme esclave aux Français et aux Britanniques qui, à tour de rôle, ont dominé son peuple.

Sur sa page Facebook, il posait fièrement aujourd’hui avec un des résidents de Kahnawake qui protestait, solidaires avec les Sioux de Standing Rock, contre la construction du fameux pipeline au Dakota.

«Mon peuple a été esclave pendant trois-cents ans, je refuse de voir les Mohawks comme des victimes. Il y a des choses à faire, une parole à prendre. Nous sommes tous frères, surtout lorsqu’il s’agit de protéger l’eau, la terre.»

On dirait que sa présence ici est providentielle. Son histoire, après tout, n’est pas très loin de celle du peuple mohawk, et c’est peut-être pour cette raison que sa congrégation, les Fils de l’Immaculée-Conception, l’a envoyé ici comme missionnaire.

La sainte

Depuis la canonisation de la petite Mohawk en 2012, tendrement appelée Lis des Agniers par l’Église catholique, les choses ont beaucoup changé à Kahnawake.

«Le nombre de pèlerins a littéralement doublé! C’est une hausse de 100 %!» affirme le père Vincent. «La présence des pèlerins, venus de partout au Québec, a diminué de beaucoup les préjugés envers les Mohawks. Il y a des liens qui se tissent, dans la prière en premier, car nous prions tous ensemble, puis dans une fraternité réelle qui se vit tranquillement. Tout cela aide énormément à la réconciliation entre les peuples, entre Dieu et les hommes, entre les religions aussi.»

Et vous, vous êtes spectateur de tout ça? «Oui, j’ai cette grâce, ce cadeau incroyable d’avoir été envoyé ici comme prêtre… Mais un prêtre, c’est plus qu’un célébrant de messe, vous savez!»

Le père Vincent est une sorte de pôle catalyseur…

Le père Vincent est une sorte de pôle catalyseur – dans le vrai sens du terme: un élément qui provoque une réaction par sa seule présence ou par son intervention. Quand je lui ai demandé de m’aider à trouver des personnes à interviewer, il a remué ciel et terre, tant du côté catholique que du côté traditionnel de Kahnawake.

Il a réussi un petit exploit: rassembler un des sous-chefs traditionnels de la Long House, considérés ici comme assez radicaux, et son ex-épouse, une des conseillères municipales élues du conseil de bande. D’un côté une catholique, de l’autre un «trad», comme on dit.

On peut dire que les deux camps, du point de vue tant politique que matrimonial, ne sont pas sur la même longueur d’onde quand on commence à parler des enfants.

«Je ne dirais pas qu’il y a des conflits ouverts, mais il y a certainement un désaccord fondamental qui fait en sorte qu’on pourrait facilement croire qu’il n’y a pas d’espoir de réconciliation, de cohabitation. Moi, évidemment, je suis considéré comme faisant partie du clan catholique, puisque je suis prêtre, mais spirituellement, je ne vois pas les choses de façon aussi simpliste.»

Les clans

La foi chrétienne est minoritaire à Kahnawake, même si l’on compte trois familles chrétiennes: les pentecôtistes, les anglicans et les catholiques.

C’est la religion traditionnelle autochtone qui est majoritaire. Comme le conseil de bande élu démocratiquement est composé d’une majorité de chrétiens, et que la majorité des Mohawks préfèreraient le fonctionnement politique traditionnel, c’est-à-dire la nomination des chefs par les mères de clan, on sent très bien les tensions et la division.

Kateri
Photo: Loup-William Héberge/Le Verbe

Christine Zachary Deom, chef chrétienne catholique, fréquente régulièrement son église. Pour elle, l’ancrage dans la culture mohawk est primordial. Elle prend le christianisme et le renvoie dans sa culture traditionnelle. «Ma foi me permet de renouer avec l’espérance, avec tout ce qui est possible, au lieu de tomber dans le découragement ou la désillusion. Dieu peut nous unir, nous réconcilier. Il peut tout faire si on le laisse faire… Le jour, je viens ici à l’église et je prie. Je me pose… j’espère.»

Pour Joe Deom, sous-chef du clan de l’Ours, il n’y a pas de place pour le christianisme dans la religion traditionnelle des Kanienkehaka (nom d’origine des Mohawks). Pour les traditionalistes de la Long House, Kateri Tekakwitha a, en quelque sorte, trahi son peuple et sa culture, voilà tout. «Nous n’avons aucune relation avec Kateri; elle a trahi la vraie religion. Notre peuple a déjà sa religion, déjà son organisation sociale et politique. Nous n’avons pas besoin de ce qu’un homme d’il y a 2000 ans a raconté dans le Moyen-Orient! Cela ne nous appartient pas.»

La tension existe depuis plus de 300 ans. Kateri, à sa naissance, était déjà déchirée entre deux clans qui se faisaient la guerre: un père Mohawk traditionnel et une mère Algonquine chrétienne. Jeune, elle a dû fuir son peuple mohawk qui la persécutait à cause de sa conversion au Christ. Lorsqu’elle a fait son vœu de virginité, elle s’est attiré les foudres de son peuple.

La quête de soi

Malgré tout, la canonisation de Kateri semble avoir mis certaines choses en branle et forcé, en quelque sorte, autochtones et non-autochtones à se croiser plus souvent.

«C’est important ce qui se passe sur le plan spirituel à Kahnawake. C’est un bassin! Il se passe beaucoup de choses, ça bouillonne… Mais c’est tout au niveau de l’esprit, au niveau du cœur que ça se passe», précise le père Vincent.

«Chaque dimanche, nous sommes près d’une centaine de personnes à la messe – ce qui est énorme si on compare aux années précédentes! Sur ce nombre, une vingtaine de personnes viennent de l’extérieur de la réserve, des villes environnantes. Elles ne sont pas autochtones. Juste des Blancs ordinaires.»

Mon grand défi, c’est la perception des gens de l’extérieur sur le peuple de Kahnawake.

Quelle est-elle, selon vous? «C’est la Crise d’Oka – qu’on appelle ici “Summer of 1990”. C’est la vente “illégale” de cigarettes – qu’on considère ici comme un “droit”. Kahnawake, c’est tellement plus que ça! C’est un peuple en quête profonde. Ce sont des gens très éduqués qui posent des questions – une tonne de questions. Ils se questionnent sur tout. Bien entendu, il y a toujours cet aspect de “victime” sur le plan historique, sur le plan psychologique et spirituel, mais il y a une recherche, et c’est ce qui me rejoint le plus.

«Il faut venir au Pow Wow, qui dure deux semaines pendant l’été! Il faut voir toutes les œuvres de charité qui se font ici, le soutien communautaire. Le Kateri Food Basquet, le centre culturel… La communauté est très importante pour eux. C’est, je dirais, le centre de leur vie.

«Pour eux, ils sont une nation. Les Mohawks sont une nation. Et ils ont tout d’une vraie nation: hôpital, école, institutions, religion, lois, etc. La réflexion ici est très différente de celle dans les autres réserves. Certains disent que c’est parce qu’on est proche de Montréal, mais moi, je crois que c’est parce que Kateri a toujours été avec eux dans leur quête, dans leur chemin.»

Revenir aux sources

Dans le transept droit de l’église se trouve le petit tombeau de marbre de Kateri. On peut y lire «Kaiatanoron Kateri Tekakwitha», ce qui veut dire «Précieuse Kateri Tekakwitha». En 1972, un coffret contenant ses reliques y a été déposé.

Juste à côté, suspendu au plafond, une énorme reproduction de la plus ancienne peinture de Kateri, attribuée au père Claude Chauchetière, jésuite. L’originale ne se trouve pas très loin; elle est au musée, juste à côté. Cette peinture est très précieuse, évidemment, puisqu’on croit qu’elle date de 1690. «Le père jésuite qui l’a faite a connu Kateri de son vivant… Mais les gens d’ici n’apprécient pas vraiment cette peinture, car ils trouvent que Kateri a le visage d’une Européenne. Si vous regardez les traits de son visage, son nez… c’est vrai.»

Il n’y a pas que les traditionalistes qui veulent retourner à leurs origines. Les catholiques aussi. Le père Vincent me montre le grand crucifix suspendu qui orne le maitre-autel. «Pendant plus d’un siècle, c’était une toile du 19e siècle montrant saint François-Xavier agonisant. Les résidents de Kahnawake ont voulu la changer pour ce grand crucifix en hommage aux trente-cinq des leurs qui sont morts en 1907 lors de l’effondrement du pont de Québec.»

On veut changer aussi le nom de la paroisse. Ça se discute dans les chaumières. La paroisse se nomme Saint-François-Xavier, du nom de ce grand missionnaire jésuite espagnol du 16e siècle. «On voudrait renommer la paroisse “Sainte-Kateri-Tekakwitha”, bien entendu, mais moi, je trouve que ce serait comme si on effaçait le passé, comme si on voulait occulter tout un pan de l’Histoire. Je comprends leur point de vue, cependant: pour eux, il ne s’agit nullement de leur histoire, mais plutôt de celle des Européens…», conclut le père Vincent.

Alors que nous sortons de l’église pour nous rendre dans les bureaux où se trouvent les archives de la mission, je remarque le chemin de croix. Toutes les légendes sont écrites en mohawk. Les autochtones avaient acheté ce chemin de croix en 1926. Deux ans plus tard, ils avaient enlevé les légendes françaises pour les écrire dans leur langue.

C’est aussi ça, revenir aux sources.

Les miraculés

Ce soir, on célèbre le quatrième anniversaire de canonisation de Kateri. Après la messe, en anglais et en mohawk, c’est la marche au flambeau en mémoire de toutes les personnes disparues. Un ancien pratique le rite traditionnel de la purification juste avant que Gabriel Berberian donne son témoignage devant l’assemblée.

«J’ai accepté de raconter ma guérison par l’intercession de sainte Kateri», souligne Gabriel. D’origine arménienne, il vit à Montréal et travaille au Centre Kateri comme archiviste et responsable de la revue Kateri, publiée quatre fois par année. Il avait reçu un diagnostic de cancer du rein. Il était allé voir trois médecins, et chacun était prêt à le lui enlever complètement.

Kateri
Photo: Loup-William Héberge/Le Verbe

Cependant, un médecin rencontré «par hasard» lui avait offert de l’opérer en tentant de lui enlever seulement une petite partie du rein afin qu’il puisse être encore fonctionnel.

«Je me suis mis à prier sainte Kateri. Jusque sur la table d’opération, je lui ai demandé la guérison. À mon réveil, le médecin m’a annoncé que mon rein… il avait eu beau analyser le bout de rein qu’il avait enlevé: il n’y avait aucun cancer! Il avait disparu!»

D’autres genres de guérisons se produisent. Notamment celle de Ron Boyer, diacre ici à la mission. Il n’est pas Mohawk, mais Ojibwé. Ancien élève des pensionnats autochtones en Ontario, il seconde maintenant le père Vincent avec son épouse Sheila Paul, elle aussi ancienne élève des pensionnats.

Ron était le responsable de la cause en canonisation de Kateri. En faisant ce travail, il a commencé celui aussi de la (sa?) réconciliation entre autochtones et non-autochtones. Toute sa vie, il disait qu’il était «un survivant» des pensionnats, mais de façon surprenante, aujourd’hui, lors de notre rencontre, et lors de son sermon pendant la messe, il a plutôt dit qu’il était un «vivant».

Celle que son peuple avait appelée «Tekakwitha» parce qu’elle «marchait comme une aveugle», à tâtons, puisqu’elle n’y voyait presque rien à cause de la petite vérole, celle-là peut bien rendre la vue à ceux qui ne voyaient plus la vie devant eux.

Croyons qu’elle y travaille encore.


Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.