L’histoire de Jacques et Yvonne n’est pas exactement ce qu’on pourrait appeler une «belle histoire». Dans leur récit s’entremêlent les effluves de fond de tonne et d’encens. Les deux septuagénaires célèbreront cette année 57 ans de mariage, et pourtant, peu de choses les prédisposaient à être ensemble.
Jacques et Yvonne se sont rencontrés lors d’une veillée funèbre: présage d’une vie de couple singulière. À quelques pas du défunt commençait une histoire dans laquelle allaient se côtoyer la vie et la mort.
En entrant dans leur silencieuse demeure, on ne peut échapper aux nombreux portraits accrochés sur les murs: quatre enfants (dont un décédé en bas âge), sept petits-enfants, cinq arrière-petits-enfants et deux en route.
«Quatre enfants, quatre césariennes. Je voulais qu’on me mette une fermeture éclair! Chaque fois, je n’en voulais plus, mais ça continuait. Heureusement! Ce sont nos trésors, aujourd’hui; ce sont tellement de beaux cadeaux!»
Yvonne s’est mariée le jour de son vingtième anniversaire, en septembre 1960, soit une semaine avant celui de Jacques: «Je voulais me sauver un cadeau!» me dit-il en riant, et sa femme d’ajouter: «Mon mari, c’est un homme d’affaires.»
On ne peut pas si bien dire. Il a été nommé directeur de la Banque Provinciale à 29 ans, ce qui faisait de lui, à l’époque, le plus jeune directeur de l’entreprise.
«En 1960, ce n’était pas encore tellement la mode pour les femmes d’aller sur le marché du travail. Jacques avait un très bon salaire, et moi, je n’avais pas beaucoup d’instruction. J’ai donc fait le choix de rester à la maison et je ne le regrette pas du tout: c’était agréable pour eux [son mari et leurs enfants] de revenir à la fin de leurs journées alors qu’un bon repas les attendait.»
Comme bien des femmes, Yvonne avait le désir de se marier afin d’être toute sa vie avec celui qu’elle aimait et d’élever leurs enfants. Toutefois, une once d’imperfection est venue rapidement noyer ce beau portrait de famille.
Vice caché
Après six mois de fréquentations, lors d’une soirée, Jacques avait accumulé près de lui toutes ses bières vides. «Ce n’est pas ce que je voulais vivre. J’ai mis ça au clair: je lui avais fait savoir que si ça ne changeait pas, j’allais prendre mes distances», affirme Yvonne.
Les parents de Jacques, alcooliques, avaient commencé très tôt à lui acheter de l’alcool et à le faire boire. Ils préféraient qu’il soit dans une certaine sécurité près d’eux que de le savoir ivre à l’hôtel du coin. Lui, qui buvait déjà depuis quelques années, cessera sept mois avant de sceller son alliance avec Yvonne: «Je trouvais que c’était un bel effort de sa part, bien qu’il ait pu me jouer des tours; on n’était pas dans la même ville après tout, lui à Jonquière, moi à Alma.» Son homme ne dit rien pour sa défense.
Le «naturel» est vite revenu au galop. Dans le cadre de son travail, tout était propice à prendre un verre… ou deux, ou trois. Jacques m’explique: «Pour performer, pour se faire connaitre, il fallait participer aux soirées, aux réunions. C’était le cheminement de tous les directeurs de banques, de caisses.»
Durant leur quatrième année de mariage – déjà deux enfants –, Jacques est muté à Québec. Yvonne se retrouvera loin de toute sa famille, et seule, puisque les diners d’affaires de son mari s’éterniseront souvent jusqu’à 3 h du matin.
Sa femme témoigne que, comme tout alcoolique, «Jacques devait toujours aller jusqu’au fond, et une bouteille n’était pas assez. Il s’achetait de la boisson toutes les fins de semaine. Toutes les occasions étaient bonnes: visites, évènements, etc.»
Incapable de laisser ses dossiers au bureau, le banquier était absorbé par les chiffres jusqu’à la maison.
Un mari ivre et violent? Pas du tout. Il était tellement sérieux dans la vie quotidienne qu’il devenait même un peu plus agréable quand il prenait un verre; un peu moins, toutefois, quand il prenait une tasse…
Jacques se rappelle ce qu’il faisait quand son fils ainé est devenu adulte: «Je sortais du bureau le vendredi à 15 h. J’allais acheter une vingt-quatre. Mon gars venait me rejoindre à 16 h, puis on la vidait tous les deux. Lui était un représentant syndical dans son travail, et moi un patron, donc on avait de bonnes discussions!»
Une brune ou une blonde?
Après dix ans de mariage, Yvonne commence à se révolter, surtout contre Dieu: «J’avais prié pour avoir quelqu’un, pour être bien, mais ce “quelqu’un” buvait; Seigneur, tu n’as pas entendu mes prières!»
Elle a eu la même tentation que bien des femmes dans cette situation, c’est-à-dire boire pour avoir du plaisir avec son mari. Elle pensera toutefois à leurs enfants en choisissant de ne pas leur donner un deuxième parent alcoolique.
Puis, sur le plan de l’intimité conjugale, on ne peut pas dire qu’elle trouvait une grande consolation: «Tu as choisi ta brune, lui disait-elle, alors tu me laisses tranquille.»
Yvonne cherche des échappatoires ou des solutions dans les sciences occultes. Après un certain temps, voyant qu’elle n’y trouvait aucun bienfait, elle revient à la foi qu’on lui avait transmise: «Je ne reconnaissais pas ma foi dans ces pratiques. On me disait que j’allais me réincarner; je trouvais déjà la vie assez difficile de même pour ne pas avoir envie de revenir. J’ai finalement choisi le Seigneur une fois pour toutes.»
Elle commence à fréquenter des groupes de prière qui se forment dans les paroisses environnantes. «Là-bas, je rencontrais des personnes comme moi qui vivaient des choses difficiles, mais qui étaient capables de louer, de remercier Dieu malgré tout.»
Progressivement, Yvonne apprend à rendre grâce plutôt que de murmurer. Elle voit, pour la première fois, la possibilité d’un changement pour son mari et pour son mariage. Jacques et elle prendront part à différentes retraites ici et là, à la maison du Renouveau à Québec, au Cénacle de Cacouna ou au centre de l’Alliance de Trois-Rivières.
Au départ, son mari «n’embarquait pas dans ces affaires-là», mais Yvonne lui avait posé cette condition, sans quoi elle partait. La vie était trop pénible, elle n’en pouvait plus. «J’avais besoin de me refaire. J’étais rendue à 90 livres, ma glande thyroïde était en train de me lâcher. Tout le monde trouvait que j’avais l’air malade. Je revenais des retraites vraiment refaite en Dieu.»
Jacques, pour sa part, affirme y être allé à reculons, mais lui aussi était au bout du rouleau. Et il avoue que, dès la première fois, il a tout de même été touché. Les retraites lui faisaient un grand bien, mais aussitôt revenu, il reprenait la bouteille là où il l’avait laissée. «J’étais un peu indifférent; je n’y allais pas pour moi, mais pour elle.»
Yvonne, quant à elle, croyait fermement qu’un jour le Seigneur allait l’avoir pour de bon.
Une p’tite shot de grâce
À 53 ans, Jacques apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate. Un choc pour ce couple qui battait déjà de l’aile. «Je m’étais dit que si, à 50 ans, il n’avait pas arrêté de boire, moi, je m’en allais. Même si j’étais croyante, pratiquante, je me disais que ce n’était pas cela, le mariage», affirme Yvonne. Elle appréhendait le moment de la retraite, où elle verrait son mari à la maison toute la journée en train de boire.
Elle avait vu juste.
À 57 ans, après 23 ans de service à la banque, Jacques est congédié en raison de son alcoolisme. La perte de son permis de conduire (à deux reprises) et les accidents de voiture n’ont sans doute pas aidé sa cause.
Il buvait du matin au soir.
Alors que le couple faisait partie de la chorale de la paroisse, tout a basculé. Un homme avec qui ils chantaient a commencé à venir à la maison. Jacques comprend très vite que, «dans un couple, la troisième personne est de trop». Sans tarder, il déclare à sa femme qu’il ne veut plus le voir dans leur entourage.
Un jour, Jacques doit se rendre à Jonquière, dans sa ville natale, et Yvonne refuse de l’y accompagner. Il insiste et elle le suit. Là-bas, elle laisse son mari un soir pour se rendre à la fête d’anniversaire de sa sœur. Elle n’en reviendra pas. Jacques téléphone à sa belle-sœur et elle lui apprend que sa femme était partie le lendemain matin… pas en autobus, mais avec l’homme en question.
L’espace d’un instant, alors que je discute avec eux, le silence paisible qui habite leur résidence devient très lourd.
Jacques me regarde. «Mon gars, ça faisait un mois qu’on n’était pas ensemble, et moi, qu’est-ce que tu penses que je faisais? Je pleurais puis je vivais l’enfer.» Il résidait chez l’un de ses fils et passait ses journées à boire. Sa bru se lasse et menace de le mettre à la porte.
Un matin, Jacques part chercher sa caisse de bière quotidienne, revient chez sa bru et lui lance: «Lisette, c’est la dernière fois que je rentre une caisse de bière icitte. J’arrête de boire.» Jacques poursuit: «Je me suis mis à genoux, puis j’ai crié vers le Seigneur en pleurant pour qu’il me délivre, et j’ai été guéri.»
Revenir à son premier amour
Yvonne reconnait d’emblée qu’elle aussi a dû demander au Seigneur de la guérir pour son infidélité, comme il avait guéri son mari: «Même en priant, j’ai bifurqué. Je me suis pardonné pour cela, mais aujourd’hui je me dis “heureuse faute”, parce qu’il boirait probablement encore.»
L’homme qu’elle fréquentait avait lui aussi une femme alcoolique, donc Yvonne et lui pouvaient bien se comprendre. Malgré le fait que son amant lui a promis mer et monde et qu’il lui propose même de se remarier avec elle, Yvonne refuse. Elle voulait prendre un temps pour faire le point sur sa vie, «parce qu’on ne prend pas des décisions quand on est à l’envers».
Je pense soudainement à Jacques et à sa vie passée dans les fêtes et je lui demande comment il est arrivé à ne pas être infidèle. «Ah! mon gars, tu viens de manquer une occasion de passer un sujet sous silence», me répond-il en riant.
Ils enchainent avec quelques anecdotes. Je comprends assez vite que Jacques ne s’est pas privé de courailler durant les soirées arrosées au bureau… et même parfois en présence de son épouse.
Yvonne poursuit: «J’étais comme un oiseau qui était tombé de son nid tellement j’avais souffert. Dans ces moments, le Malin est bien là pour te donner des illusions. J’étais mélangée dans mes sentiments. Je voulais que nos enfants nous voient heureux ensemble un jour.»
Je voulais que nos enfants nous voient heureux ensemble un jour.
Elle s’est retrouvée dans une maison d’hébergement pour femmes chez les sœurs du Bon-Pasteur. Après un certain temps, elle apprend la guérison de Jacques, et ils recommenceront à se courtiser: «Tout le monde pensait que c’était pour me ravoir, mais j’avais la certitude intérieure qu’il ne retoucherait plus à la boisson…»
«Et je n’en ai jamais repris», ajoute Jacques.
Ils se sont retrouvés quelque temps plus tard, au centre de l’Alliance, où ils ont renouvelé leurs promesses de mariage. Au cours de la même retraite, un prêtre entend le témoignage de Jacques. Ayant lui-même suivi toutes les thérapies depuis des années, et n’étant toujours pas débarrassé de son alcoolisme, ce prêtre confirmera la grâce de celui qu’il a entendu.
«Un moment donné, tu ne crois plus qu’un changement est possible. Tu deviens désespéré. Quand tu pries, tu penses ne pas voir le changement, mais il est en train de se faire et tu ne le vois pas. Quand tu pries, l’homme dépasse l’homme», m’explique Jacques.
Réapprendre à marcher droit
Ça fera 16 ans de sobriété pour Jacques le 27 mai.
Réapprendre à vivre à 61 ans n’était pas de tout repos: «Plus de boisson, plus de sexualité, je suis tombé avec rien!» dit Jacques avec un rictus en coin. Selon certaines personnes, il serait aussi tombé en dépression. «C’est certain qu’en vieillissant il y a plein de deuils à faire», ajoute Yvonne.
L’homme assis près de moi devient soudainement assez pensif et silencieux, regardant par la porte du balcon.
On l’avait déjà compris, Jacques et Yvonne ont accumulé nombre de blessures dans leur intimité. Yvonne reprend: «On a de la tendresse, c’est tout aussi bon. On peut être heureux autrement. On vit actuellement sans cela et on est très heureux: les moments de tendresse, les petits gestes d’amour, c’est cela qui nous nourrit. Je me dis que le Seigneur fait bien les choses, on avait besoin d’être guéri là-dedans.»
Je remarque une magnifique canne avec un pommeau argenté dans le coin d’une pièce.
Il y a quelques années, les antidépresseurs que Jacques devait prendre étaient trop forts, ils le ralentissaient à tous les points de vue, surtout dans ses pas. Il est tombé à quelques reprises et s’est cassé un bras.
«Ç’a été des années très difficiles encore, me confie Yvonne, mais nous sommes restés ensemble.»
Ils viennent tout récemment de quitter une paroisse de Sainte-Foy qu’ils aimaient beaucoup pour se rapprocher de leur famille sur la Rive-Sud de Québec. «C’est tout un changement de vie», selon Yvonne. «On vit beaucoup dans le silence. On s’est mis à prier beaucoup ensemble; c’est tellement important, surtout pour nos enfants, parce qu’ils ont eu des séquelles de tout cela. On vieillit ensemble, puis ce sont les plus beaux moments; pour moi, c’est plus beau qu’avant.»
Elle le reconnait, son mari a beaucoup changé, et pour le mieux. Même s’il est toujours aussi solitaire et peu enclin à déroger à ses habitudes, il est beaucoup plus à l’écoute, plus patient et respectueux. «Je suis presque asocial», s’exclame Jacques. En fait, c’est qu’il a maintenant troqué la bouteille pour son chapelet et ses livres spirituels.
«C’est pas une belle histoire, mais elle finit quand même bien», conclut Yvonne.
Après toutes ces années de vie commune et de combats, le couple Girard est toujours à l’école du pardon mutuel. Comme si vieillir, c’était apprendre à mourir un peu chaque jour à soi-même.
Ils pourraient certainement s’approprier cette parole de Marie de l’Incarnation à la fin de sa vie et dire: «Nous marchons à pas de plomb vers la sainteté.» Ou bien en titubant, parfois comme un ivrogne.
Le corps appuyé sur une canne à pommeau d’argent. Et l’âme sur la croix de Jésus Christ.