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© Yvon Pomerleau

Le scandale du Rwanda

Yvon Pomerleau, frère dominicain, a passé plus de vingt ans au Rwanda, où il a pu vivre l’évolution de l’Église et de la société. À son arrivée au «pays des mille collines», en 1968, il portait une vision de l’Afrique héritée, entre autres, des bandes dessinées (Tintin au Congo) de son enfance. L’observation de la nature et des oiseaux – ses loisirs préférés – lui révélaient l’image d’un Dieu bon et tout-puissant. Au moment où il a été placé devant la violence des conflits armés et des déplacements de population, Dieu est davantage devenu une question.

[Pour voir la version de cet article publié dans le numéro de printemps 2018 Guerre, cliquez ici.]

Pour vivre la radicalité des valeurs évangéliques, Yvon Pomerleau est devenu prêtre. Pour lui, l’option sacerdotale était claire. La vie dominicaine s’est imposée ensuite, puisqu’elle lui permettait de s’adonner à de longues études tout en intégrant la dimension missionnaire.

«J’avais une attirance pour l’autre, qui a marqué toute ma vie. J’ai un plaisir à vivre avec des gens qui ne me ressemblent pas. De découvrir, à travers l’altérité, une communion. Les plus beaux moments de ma vie se sont passés avec des personnes d’horizons divers. Quand nous osons nous ouvrir sur nos différentes problématiques de vie, nous découvrons qu’il y a beaucoup de points communs entre nous.»

À la suite du concile Vatican II, l’Église était traversée par des questions reliées à l’inculturation. C’est d’abord pour s’impliquer dans la liturgie qu’Yvon est parti pour le Rwanda. Interpelé par la situation de pauvreté, le dominicain a surtout œuvré dans les domaines du développement coopératif et des communications, en Afrique.

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Naissance d’une tragédie

Pour Yvon, il est essentiel de mettre en contexte ce qui est devenu le génocide du Rwanda. On attribue aux autorités coloniales belges l’exacerbation du système ethnique rwandais. Dès les années 1930, elles ont instauré une carte d’identité qui faisait mention de l’ethnie. La division avait été faite selon des stéréotypes physiques, suivant les théories racistes de l’époque. Les Tutsis, perçus comme des «Européens noirs», ont été privilégiés dans tous les domaines de la vie rwandaise.

Au moment de l’indépendance du pays, en 1962, le pouvoir est passé aux Hutus, qui constituaient 85 % de la société. La population tutsie a été massacrée et exilée dans les pays voisins, comme l’Ouganda, le Burundi, le Congo. Pendant des années, on n’a pas favorisé le retour des réfugiés au pays. Ils se sont alors organisés et ont fondé le Front patriotique rwandais, qui a lancé sa première offensive en octobre 1990.

«La guerre s’est étirée. Pendant des années, les attaques se sont multipliées. À Kigali, le soir, on entendait les tirs à l’horizon. On se demandait à quelle distance ils pouvaient être. Il y avait une spirale: plus les attaquants progressaient, plus les personnes déplacées devenaient nombreuses et voyaient leur situation empirer. Ces dernières attribuaient leur malheur au FPR et aux Tutsis, qui en constituaient la grande majorité. Au fur et à mesure que la guerre s’étendait, que les déplacements de populations se poursuivaient, il y avait une antipathie croissante entre les groupes ethniques, exploitée par les médias.»

La déshumanisation des Tutsis a joué un rôle déterminant dans la poursuite des massacres. À la Radio Télévision Libre des Mille Collines, on en est venu à inciter la population à éliminer ceux que l’on appelait «les cafards».

Point de non-retour

L’attentat perpétré contre le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, a précipité la suite des choses. Le 6 avril 1994, l’avion présidentiel est abattu. On n’a pas établi jusqu’à maintenant qui étaient les auteurs du crime: les soldats du FPR ou bien des opposants internes au régime? L’attaque entraine dans la mort, avec le président rwandais, le président du Burundi, Cyprien Ntaryamira, ainsi que de nombreux dignitaires rwandais. Pendant ce temps, à l’occasion de Pâques, Yvon se trouve au Congo pour célébrer son vingt-cinquième anniversaire de sacerdoce.

«J’avais eu l’occasion de rejoindre un confrère dans la forêt du Congo pour la semaine pascale. C’était au bout du monde. Il y avait un avion par semaine pour nous amener de Brazzaville au nord du pays. À partir de là, il fallait naviguer vingt-quatre heures en pirogue sur la Sanga jusqu’à un village où se trouvait une petite communauté chrétienne. C’est depuis cet endroit que j’ai appris, en écoutant la radio, qu’on avait abattu l’avion présidentiel. J’ai immédiatement su que c’était la catastrophe.»

Yvon doit d’abord sortir du village pour retourner à Brazzaville. Il considère ces instants comme les plus difficiles de sa vie:

«On avait très peu d’information, même par la radio internationale. Je savais que mes proches pouvaient être coincés quelque part. Je me demandais ce que devenaient un tel, une telle. Je passais de l’espoir à la désolation. Ma prière en Dieu est devenue une négociation: j’accepte ceci si tu me donnes cela. Sinon, on ne s’entendra plus, toi et moi.»

Au Rwanda, Yvon est engagé dans de multiples projets et nourrit de nombreuses relations. Même s’il a beaucoup prié, Yvon a perdu beaucoup de personnes qui lui étaient chères.

Bilan des pertes

Yvon pose sur la table un album photo. Il a rassemblé ces clichés pour apprivoiser la mort de ses proches. Pour ne pas rester dans le déni, il a célébré une messe pour ses défunts, l’album bien en vue sur l’autel. Il prend le temps de me présenter chacun des disparus:

«Nous voici au jour de mon ordination. Le diacre a été emporté. Voici trois étudiants d’un séminaire où j’ai enseigné. Aucun n’a survécu. C’est un père blanc qui assurait le service pastoral d’un camp de réfugiés. Assassiné. Le vice-président de la Conférence des supérieurs majeurs religieux du Rwanda, un jeune novice dominicain, le cuisinier de la paroisse: disparus. Ici, c’est une famille d’universitaires dont le père, un grand ami, a étudié à l’Université Laval. J’ai baptisé son plus grand garçon: il ne reste que lui.»

Il poursuit doucement, évoque des rencontres, des évènements, des projets. L’homme a dû affronter non seulement la perte d’amis, mais aussi la destruction de projets de toute une vie. Ces deuils restent douloureux. Pendant des années, Yvon n’a pu dire le mot «Rwanda» à voix haute:

«Le traumatisme prend des formes différentes. Dans une réunion à Rome, en prononçant le mot, j’ai fondu en larmes. Il y avait quelque chose de pénible en moi qui se réveillait. Pour ne pas me heurter par l’image à des scènes d’une extrême violence à la télévision ou au cinéma, je me suis contenté pendant des années de lire des relations des évènements rwandais par des livres ou des journaux.»

«Mon père, pourquoi m’as-tu abandonné?»

À la suite du génocide, Yvon a été nommé délégué spécial du secrétaire général de Caritas Internationalis pour la crise des réfugiés rwandais. À ce titre, il a parcouru l’Afrique des Grands Lacs afin de documenter les réalités des camps de réfugiés.

Pour le dominicain, le plus grand scandale, c’est la souffrance de l’innocent:

«La souffrance de l’enfant est inacceptable. La vue d’un enfant malade, blessé, pose des questions existentielles. Il n’y a pas de réponse intellectuelle satisfaisante à ce mystère. Dire qu’une telle barbarie résulte de l’égocentrisme des hommes dont Dieu respecte la liberté est une réponse qui ne me suffit pas. Mon image de Dieu a été appelée à se transformer.»

Le religieux s’est laissé remettre en question par ce constat du mal dans toute sa cruauté, son absurdité. Même si cela lui était difficile, il a continué à croire en la bonté de Dieu. Yvon revient à son album photo:

Mais où était Dieu dans ces massacres? Il était là, massacré, parmi les victimes.

«J’ai pris cette photo à la cathédrale de Nyundo. Devant la porte, il y avait un corpus aux bras coupés, arrachés. Mais où était Dieu dans ces massacres? Il était là, massacré, parmi les victimes. L’Incarnation nous permet de voir Dieu au côté de ceux qui souffrent. Il n’est pas celui qui permet, autorise ou laisse aller le mal. Il est, lui aussi, celui qui est anéanti, détruit.»

On estime à plus de 800 000 le nombre de personnes assassinées durant les trois mois qu’a duré le génocide rwandais. La question se pose: comment de telles atrocités ont-elles pu avoir lieu dans un pays à majorité chrétienne?

«En chaque personne, plusieurs identités peuvent jouer. Ces différentes facettes de nous-mêmes nous permettent d’être reliés les uns aux autres: nous travaillons au même endroit, nous sommes originaires du même pays, nous parlons la même langue. Dans la relation à l’autre, il est possible d’en arriver à ne privilégier qu’une seule dimension. Lorsque cette identité, cette appartenance, se construit en opposition à l’autre – dans le cas du Rwanda, la dimension ethnique –, elle devient meurtrière.»

L’Église, à l’image de la société rwandaise, était elle-même divisée dans sa population, son clergé, ses dirigeants. Elle n’était ni au-dessus ni en dehors de ces tensions:

«Est-ce que l’Église a échoué dans sa mission? Je suis tenté de dire: oui… mais! Les causes du génocide sont multiples. Dans toutes les sociétés, l’évangélisation connait des zones d’ombre. Il y a toujours des secteurs de la vie qui ne sont pas touchés. On peut penser aux dimensions sociale et économique dans nos milieux nord-américains.»

De fait, au Rwanda, on retrouve des catholiques tant du côté des victimes que du côté des bourreaux. En mars 2017, lors d’une rencontre avec le président rwandais Paul Kagame, le pape François a demandé pardon à Dieu pour les manquements de l’Église et de ses membres durant ces évènements.

Le salut hors de l’idéologie

Pendant plus de vingt-cinq ans, Yvon s’est engagé dans des activités de développement au Rwanda. Pour lui, pendant le drame du génocide et de l’exil, il valait mieux affronter la souffrance et pouvoir intervenir, d’une manière ou d’une autre, que se retrouver à distance et complètement impuissant. Ainsi, tout quitter n’a jamais été une option.

Aujourd’hui encore, le dominicain est convaincu que l’Église peut contribuer au vivre-ensemble en jouant sur deux registres: l’action concrète et la réflexion.

«On reconnait que l’Église accomplit différents gestes de solidarité à travers ses organismes de charité et de développement. Elle peut aussi contribuer à la réflexion et au dialogue en apportant un éclairage de foi évangélique. Par exemple, le phénomène des migrants est présent dans notre tradition religieuse. Le message chrétien n’est pas un message de méfiance vis-à-vis de l’étranger. Jésus et sa famille ont eux-mêmes dû fuir en Égypte.»

Pour continuer à vivre la radicalité des valeurs évangéliques, Yvon s’est engagé dans la création de Foyer du monde, un projet de la famille dominicaine à Montréal:

«On accueille des familles réfugiées dans une maison léguée par des sœurs dominicaines à Montréal. En plus de leur donner un hébergement, on les aide à faire des démarches d’insertion. On veut aussi que ce projet devienne un espace de réflexion. À partir des réalités concrètes, on peut s’informer sur ce qui amène ces personnes à être migrantes et réfugiées. Par exemple, si on héberge des familles en provenance du Burundi, on peut devenir plus attentif à ce qui se passe là-bas et aux causes de cette situation.»

Pour le religieux, ce qui permet de sortir de l’idéologie, c’est la rencontre bien concrète avec l’autre.

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Pour aller plus loin:

Le 18 janvier dernier, les évêques catholiques du Rwanda publiait une lettre aux fidèles pour l’année spéciale de la réconciliation au Rwanda.

Valérie Laflamme-Caron

Valérie Laflamme-Caron est formée en anthropologie et en théologie. Elle anime présentement la pastorale dans une école secondaire de la région de Québec. Elle aime traiter des enjeux qui traversent le Québec contemporain avec un langage qui mobilise l’apport des sciences sociales à sa posture croyante.