On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.
Georges Bernanos
Le Festival d’été de Québec est commencé. Pendant une dizaine de jours, il ne sera plus possible de déambuler parmi les beaux endroits de la ville sans se faire agresser par la musique américaine, la même qui nous suit en tous lieux, tout au long de l’année, comme une ombre, une ombre qui conspirerait contre notre intériorité. À ce temps-ci de l’été, j’envie ceux qui peuvent s’en aller.
J’essaie de chasser de mon esprit ces bruits rémanents qui m’idiotifient. J’ouvre un livre sur un passage où l’auteur attire mon attention sur cette phrase de saint Paul : « La foi vient par l’ouïe et l’ouïe par la parole de Dieu. » (Rm 10, 17)
Parole et silence
De nos cinq sens, l’ouïe serait celui qui est le plus intimement lié à la vie spirituelle. Cela n’a rien d’étonnant, quand on songe que la parole est le moyen qu’a choisi Dieu pour se faire connaître.
Tout le christianisme tourne autour d’une Parole vivante. La parole écrite et lue, elle, n’est que lettre morte; à elle seule elle ne vaut rien. Il faut l’esprit pour la vivifier et en faire, de nouveau, un souffle, une présence. Autrement dit, elle doit retrouver l’aspect de la parole qu’on entend.
L’ouïe est le conduit le plus sûr vers la vie intérieure. Et non seulement en tant qu’elle est le réceptacle naturel de la Parole; car le silence aussi, comme certaines musiques, peut disposer l’âme au recueillement.
En effet, certaines pièces (je ne parle pas de celles qu’on entend au Festival d’été de Québec) disposent l’âme à la sérénité et au recueillement, d’autres parviennent à lui communiquer les tressaillements du mystère.
Le silence, lui, mène l’homme loin de la vaine agitation du monde, où plus rien ne le détourne de lui-même. Il le met face à face avec son néant et, ce faisant, le rend disponible à une vérité qui le dépasse.
Le silence, lui, mène l’homme loin de la vaine agitation du monde, où plus rien ne le détourne de lui-même. Il le met face à face avec son néant et, ce faisant, le rend disponible à une vérité qui le dépasse.
Rien de tel avec la vue ni avec les autres sens. Ce que la vue nous donne à découvrir, c’est un monde cohérent, continu, qui a le caractère de la familiarité et de l’évidence. Dans l’ordre du visuel n’existent ni la contradiction ni le mystère.
Voir au-delà
Le visuel nous situe dans l’espace; en marquant la distance qui nous sépare des choses, il nous constitue comme sujet par rapport à des objets qui nous sont étrangers (étymologiquement, l’objet est ce qui est placé devant). Sous nos yeux surgit un monde qui nous invite davantage à l’action qu’à la contemplation.
Pourtant, la vue aussi a une destination spirituelle. Ainsi selon la Genèse, Dieu a réservé sa première parole pour la lumière. De même, il a suffi à Jean le Baptiste de voir Jésus pour le reconnaître : « Je l’ai vu, et j’ai rendu témoignage qu’il est le Fils de Dieu. » (Jn 1, 34)
C’est à la vue, encore une fois, que se rapportent les « visions » des mystiques (au moins dans un sens symbolique) aussi bien que les nombreuses apparitions qui ont accompagné l’histoire du catholicisme. Mais en même temps, la tradition nous met en garde contre les représentations visibles du spirituel: la vue est aussi le sens de l’idolâtrie.
Comme l’écrit Jacques Ellul dans un beau livre intitulé La parole humiliée, la vue ressortit à l’ordre de la réalité, par opposition à la parole qui relève seule de l’ordre de la vérité. Et elle est d’autant plus pernicieuse que la réalité matérielle, constatable et évidente, aspire à se faire prendre pour la vérité.
Le lien entre l’âme et la vue n’apparaît pas aussi manifestement que le lien entre l’âme et l’ouïe; car au contraire de ce que l’on perçoit, ce qu’on entend s’immisce dans notre intériorité.
Avec une intensité variable, les sons prennent possession de nous, s’emparent de notre attention sans prévenir; ils ont un caractère invasif dont les images sont dépourvues. Celles-ci gardent leur distance, alors que ceux-là nous saisissent par leur immédiateté. Ils sont à l’âme des distractions passagères, encore qu’ils peuvent être canalisés dans une attitude de recueillement, lorsqu’on se concentre sur la musique par exemple.
Complot contre l’intériorité
Nous avons encore aujourd’hui, heureusement, le luxe de faire silence autour de nous. Constatons cependant que la vie moderne s’efforce à nous le rendre, ce silence, de plus en plus insupportable.
Partout où nous allons, nos oreilles sont sollicitées par une musique dite d’ambiance, calibrée scientifiquement pour que le commun des mortels puisse la tolérer à longueur de journée sans devenir fou. Et quand bien même on voudrait fréquenter le moins possible ces endroits où une trame sonore nous est imposée, on se donne un mal infini à se défaire de l’habitude née de cette fréquentation inévitable, dans nos sociétés, d’avoir l’ouïe continuellement sollicitée.
L’omniprésence de la musique d’ambiance n’est pas fortuite; faites cesser la musique qui joue dans une salle d’attente, tout le monde aura l’impression que le temps s’étire et que l’attente est soudainement plus pénible, tant on ne supporte pas de se retrouver seul avec soi-même.
Ce phénomène suit l’évolution de la société de consommation et l’idéologie du client-roi sur lequel elle s’appuie. Or le roi, nous rappelle Pascal, «est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.»
Notre époque ingénieuse a inventé la musique d’ambiance pour parvenir au même résultat tout en économisant sur les ressources humaines.
Notre époque ingénieuse a inventé la musique d’ambiance pour parvenir au même résultat tout en économisant sur les ressources humaines.
J’en reviens donc à la phrase de saint Paul : « La foi vient par l’ouïe et l’ouïe par la parole de Dieu.» J’en tire une sorte d’espoir: le monde vers lequel nous nous acheminons dans la fête et l’euphorie, ne sera jamais pleinement, irrémédiablement matérialiste tant qu’il ne réussira pas à instaurer l’occupation perpétuelle de l’ouïe. Assurons-nous qu’il ne réussisse pas pendant qu’il est encore temps.