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Qu’est-ce qui fait changer Hippocrate d’idée ?

Hippocrate, le père de tous les médecins, mentionne dans son célèbre serment : « Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d’y recourir. » La question se pose : quels sont les causes et facteurs qui encouragent et rendent sympathique à certains aujourd’hui la pratique de l’euthanasie dans notre société ? Bref, qu’est-ce qui fait changer Hippocrate d’idée ?

Dès l’Antiquité, plusieurs grands penseurs condamnaient l’euthanasie. Cicéron, avant l’arrivée du christianisme à Rome, s’opposait déjà à l’euthanasie au nom du respect de la vie et de Dieu : « Toi, ô Publicus, et toutes les personnes droites, vous devez conserver votre vie et ne devez pas vous en éloigner sans le commandement de celui qui vous l’a donnée, afin que vous ne sembliez pas vous soustraire au devoir humain que Dieu vous a assigné ».

On est en droit de se demander si l’euthanasie n’est pas l’expression d’une fausse pitié, voire d’une inquiétante perversion de la pitié humaine.

Quant à Hippocrate, qu’est-ce qui l’a fait changer d’idée ? Probablement notre culture que l’on pourrait qualifier avec Jean-Paul II de « culture de la mort ». Trois phénomènes sont à l’origine de cette culture, trois phénomènes qui renferment une ignorance de la valeur intrinsèque et transcendante de la personne humaine : la sécularisation de la pensée et de la vie ; le scientisme rationaliste et humanitariste ; le déséquilibre entre technologie et humanisation.

La sécularisation de la pensée et de la vie

Le premier phénomène qui fait changer Hippocrate d’idée se trouve dans un monde sécularisé où l’enseignement et la réflexion au sujet de la mort sont pratiquement absents. On n’y connait plus la signification de la mort et la valeur de la souffrance. La mort apparait comme absurde, car sans l’espérance d’une autre vie plus pleine, la perte de tous nos biens terrestres est vide de sens.

Deux attitudes découlent de cette ignorance sur la mort. Primo, on ignore la mort et on la bannit de la conscience, de la culture, de la vie, et surtout, on l’exclut comme critère de vérité et d’évaluation de l’existence quotidienne. Cette attitude négationniste s’exprime par une éthique de l’hédonisme où le but de la vie se résume à rechercher les plaisirs et à éviter les souffrances. Secundo et paradoxalement, on anticipe la mort pour échapper à son choc direct avec la conscience. Ce comportement dénote une pensée utilitariste productiviste pour laquelle seul ce qui est utile est bon.

Le scientisme rationaliste et humanitariste

Un second phénomène qui fait changer le serment de tous les médecins apparait dans une culture ou le scientisme rationaliste et humanitariste règne. La pensée scientiste considère que la connaissance objective n’est possible que dans le domaine de la science expérimentale. Du coup, l’éthique est relayée au rang de croyance et de mythe sans aucune valeur objective. Cette idéologie, le plus souvent matérialiste et déterministe, souhaite greffer la prétention de la science à tout prévoir au domaine de la mort. Il faudrait transformer la mort qui est un « évènement » à un « avènement » calculé et programmé.

Il s’agit une fois de plus d’un désir de tout contrôler, de n’obéir qu’à sa propre volonté, de faire de l’homme un Dieu qui se fait maitre même du hasard et des lois de la nature. Voilà l’humanitariste ! Il peut sembler ironique que ceux qui se prétendent matérialistes et déterministes revendiquent la liberté de choisir le moment de leur mort.

Le déséquilibre entre technologie et humanisation

Le troisième phénomène qui transforme notre médecin en assassin se manifeste à travers le déséquilibre de la médecine entre technologies et humanisation. Les nouvelles technologies posent de nouveaux problèmes au sujet de la mort. Il n’est plus toujours facile de tracer la ligne entre la vie et la mort, ni de savoir jusqu’où on peut aller dans les traitements sans faire preuve d’acharnement thérapeutique.

La médecine technique s’est grandement développée ce dernier siècle, mais la médecine humaine s’est détériorée, ce qui peut encourager une culture de la mort qui traite le patient comme un corps et non comme une personne. Il ne faut pas confondre dignité ou humanisation de la mort et euthanasie. La première pratique doit être encouragée, car elle est une réponse juste à la souffrance en fin de vie par une attention pleine d’amour, d’accompagnement vers la mort avec l’aide de la médecine palliative et non une « aide active à mourir ». Cependant, la seconde s’avère problématique, voire condamnable si elle implique le meurtre anticipé du mourant, et ce, même s’il est accompli par pitié.

Meurtre par compassion

Il faut dire quelques mots au sujet de ce voile de « pitié humaine » qui souvent motive et légitime l’acceptation de l’euthanasie auprès de la famille du souffrant. Au nom de quelle pitié exactement faisons-nous appel dans ce genre de situations ? Même lorsque le motif n’est pas le refus égoïste de porter la charge de l’existence de celui qui souffre, on est en droit de se demander si l’euthanasie n’est pas l’expression d’une fausse pitié, voire d’une inquiétante perversion de la pitié humaine. Effectivement, la véritable compassion ne devrait-elle pas rendre solidaire de la douleur d’autrui, plutôt que de supprimer celui dont on ne peut plus supporter la souffrance ? Peut-il même y avoir compassion s’il n’y a plus de passion ? Somme toute, dans ce domaine, la « compassion » apparait aussi mauvaise conseillère que « l’insensibilité ».

Éliminer la souffrance

L’euthanasie évoque toujours la présence de douleurs et de souffrances que l’on souhaite faire cesser en interrompant prématurément la vie. Car sans vie terrestre, pense-t-on, point de douleur physique. La pratique de l’euthanasie s’appuie ainsi sur l’idée qu’une vie souffrante ne vaut pas la peine d’être vécue. Que vaut alors la vie de ceux qui choisissent de vivre malgré leurs souffrances ?

Il est intéressant aussi de remarquer que tous ceux qui font la promotion de l’euthanasie présupposent comme certain qu’après la mort il n’y a absolument plus de souffrances. Mais si le médecin donnait de plus grandes souffrances qu’il n’en enlevait, le laisserions-nous faire ?

Nous sommes face à un paradoxe : dans une époque où les progrès de la médecine ont rendu beaucoup plus facile et accessible la domination de la douleur ou, en général, plus confortable la vie, spécialement dans le monde occidental, on tend à favoriser l’euthanasie et à subir de plus en plus de suicide. Peut-être faut-il comprendre que ce n’est pas tant la douleur qui est devenue insupportable, mais qu’en réalité, ce sont les raisons de vivre qui viennent à manquer, tout comme vient à manquer le sens qui est à conférer à la souffrance et à la mort.

Face à une situation qui se révèle tragique ou absurde pour certains, la fuite en avant par une précipitation dans la mort n’est-elle pas une solution indigne, une atteinte à notre propre dignité humaine commune ? Avant de changer son serment, Hippocrate devrait y penser à deux fois, afin d’éviter qu’une conscience anesthésiée choisisse la mort en croyant chanter un hymne à la vie.


Simon Lessard

Simon aime engager le dialogue avec les chercheurs de sens. Diplômé en philosophie et théologie, il puise dans les trésors de la culture occidentale, combinant neuf et ancien pour interpréter les signes des temps. Il est responsable des partenariats au Verbe médias.