« Vous aviez raison, vous. N’importe quelle donnée devient importante si elle est en connexion avec une autre. La connexion change la perspective. Elle induit à penser que chaque aspect du monde, chaque voix, chaque mot écrit ou dit n’a pas le sens qui apparait, mais nous parle d’un Secret. Le critère est simple : soupçonner, toujours soupçonner. On peut lire par transparence même un panneau de sens interdit. »
– Umberto Eco, Le Pendule de Foucault
Dans une pub de Tim Hortons, un prétendu chanteur rock déclame : « j’ai toujours été un rêveur, mais je n’aurais jamais imaginé ce que la vie me réservait ».
Fait-il référence à la surprise qu’il doit y avoir, pour un jeune de 20 ans, de se retrouver tête d’affiche dans l’annonce d’une chaine de restauration qui vend des cafés à des retraités?
Parle-t-il du décalage entre l’attitude rebelle qu’il représente supposément et le royaume du convenu qu’est la mise en marché d’une marque de commerce?
A-t-il découvert des puces de lit dans son matelas?
On ne sait pas.
Toujours est-il que ce joyeux verbiage m’a écorché les oreilles, par le fait de l’alternance entre contenu et revenu de la plateforme YouTube, tout de suite après la chanson de Georges Brassens « Il n’y a pas d’amour heureux ».
Joli contraste…
Improbables mixtapes
Je me rappelle aussi avoir reçu de semblables claques au visage lorsque des intermèdes jovialistes et pécuniaires venaient ponctuer l’écoute d’un album vaguement bipolaire de Spiritualized.
Qu’ont en commun la dépendance à l’héroïne et une saine hygiène dentaire pour qu’on les rapproche de manière si violente? Je n’en sais rien.
Ce sont des exemples parmi d’autres, mais il y a quelque chose de révélateur, sinon de purement artistique, dans les contrastes qu’offre la lecture de musique sur YouTube. Un tel décalage symbolique n’existe pas lorsqu’un match de foot est entrecoupé des mêmes pauses publicitaires, par exemple.
Ces rapprochements nous aident à mesurer l’écart qui sépare le discours officiel et calculé de l’expression sincère et spontanée.
D’ailleurs, la manœuvre inverse mène plus ou moins au même résultat. On obtiendrait un effet similaire si on entrecoupait, par exemple, un discours de Justin Trudeau avec des textes de Lou Reed. Installez ça dans un musée et faites jouer en boucle.
Ça déménage!
Le matraquage publicitaire a ceci d’intéressant, si l’on s’y attarde, qu’il change de sens selon le contexte.
Ou encore qu’il change le sens du contexte.
Voir ces tire-au-flanc de poètes neurasthéniques se faire interrompre chaque trois minutes et demie pour qu’on leur précise qu’il existe encore des raisons valables de vivre – à preuve le gallon de lave-glace à 3,50$ chez Ultramar – est un rappel saisissant qu’il n’y a peut-être pas, non, d’amour heureux, mais qu’il y a encore moyen de faire de bonnes affaires pendant qu’on marine ici-bas.
Il existe encore des raisons valables de vivre – à preuve le gallon de lave-glace à 3,50$ chez Ultramar.
Quelques exemples suffisent à nous convaincre des vertus de ce manège.
Le mariage du Velvet Underground qui gémit : « She’s gonna break your heart in two » avec la publicité chantée du Clan Panneton prend une tournure tragicomique. Comme quoi on a beau être tristes, la vie continue (ailleurs).
On peut encore imaginer la chanson où Jason Pierce laisse tomber : « There’s a hole in my arm where all the money goes » assaisonnée de courts métrages Desjardins qui nous vendent le rêve ultime de vivre sans dette. Les deux travaillent bien sûr de concert pour nous faire voir l’importance d’une saine gestion financière.
Rapprochements inattendus
Inner Circle qui chante « A la la la la long » suivi d’une publicité de H&M qui chante « A la la la la long », ça nous rappelle l’ambivalence de l’être, du temps et de l’espace.
Freddie Mercury qui se fait dire par Google Chromebook : « T’as un virus ». Ayoye.
Il me semble que c’est Jean-Luc Godard qui disait que le cinéma était créé par un enchainement d’images qui se parlent entre elles. Deux plans en apparence contradictoires provoquent un discours. Du rapprochement inattendu surgit la réflexion, le sens nouveau.
Il faut être reconnaissant envers YouTube d’être si prolixe en paradoxes et ne pas se limiter à n’y voir que de l’opportunisme. YouTube, visiblement, fait son cinéma!
Faites-moi mal!
Ajoutons que si YouTube voulait davantage participer à l’élévation spirituelle de ses auditeurs, il pourrait, au lieu de lancer des publicités encourageant à la consommation, entrecouper ses vidéos de messages appelant au sacrifice et au don de soi.
On verrait bien, par exemple, la chanson « Fais-moi mal Johnny » de Boris Vian suivie d’une catéchèse de saint Jean-Paul II sur le sens de la souffrance.
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