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Photo fournie par Canal Bleu.

Le civisme, vous connaissez ?

Depuis le début de la pandémie, les Québécois ont régulièrement été appelés à faire preuve de civisme. Très peu usité avant l’apparition de la COVID-19, ce mot est maintenant entré dans le vocabulaire du gouvernement. Aujourd’hui, rares sont les conférences de presse où il n’est pas prononcé. Le Verbe a rencontré des chercheurs et des acteurs du milieu afin d’en savoir davantage sur cette notion qui remonte aussi loin que la démocratie athénienne.

« Je suis très heureuse de voir les Québécois voyager au Québec, par contre une minorité de touristes a oublié le respect et la politesse de base. Je demande à cette minorité de faire preuve de respect et de civisme. » 

Par cet appel lancé le 27 juillet dernier, la vice-première ministre Geneviève Guilbault réagissait aux agissements désordonnés de certains voyageurs en Gaspésie, à Rawdon et dans quelques autres lieux touristiques de la province. Le maire de Gaspé n’a pas hésité à qualifier la situation qui prévalait alors de « bordélique ». La députée de Gaspé, Méganne Perry Mélançon, du Parti Québécois, évoquait même des touristes qui prenaient les plages pour des toilettes publiques.

Quand les choses se passent plus ou moins bien, les gens ont […] tendance à oublier qu’ils vivent en société.

Diane Pacom

Qu’est-ce qui a provoqué ces actes d’incivilités ? 

« Quand les choses se passent plus ou moins bien, les gens ont vraiment tendance à oublier qu’ils vivent en société. Peut-être pas oublier, mais certainement à négliger le fait qu’ils sont entourés d’autres personnes qui, comme eux, ont des besoins et des sensibilités différentes. Dans des situations extrêmes, comme une pandémie, une guerre ou une crise politique profonde, la peur et la panique peuvent prendre le dessus », avance Diane Pacom, sociologue et professeur honoraire de l’Université d’Ottawa.

Même si la pandémie agit comme un révélateur, elle est tout de même extraordinaire. Dans l’ordinaire, dans le quotidien, peut-on dire que dans notre société le civisme est une vertu encore pratiquée ? 

« Nous vivons dans une société de plus en plus individualiste, je dirais même narcissique. Les gens ne sont pas aussi attentifs qu’ils devraient l’être au bien commun et à la sensibilité des autres. Or, pour vivre en société, il faut partager des valeurs, des règles, une vision des différentes réalités de la sociabilité », souligne-t-elle.

L’agora

Justement, « [l]e civisme, c’est cette capacité de vivre ensemble pacifiquement en se faisant confiance », poursuit Denis Jeffrey, professeur titulaire au Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage de l’Université Laval. 

Il fait remonter l’origine du civisme à la démocratie athénienne. 

« Les Grecs s’aperçoivent que lorsqu’ils sont à l’agora et qu’ils veulent discuter avec d’autres citoyens libres, il faut laisser les armes à la maison. Pas d’épées, pas de poignards, pas de coup de poing. Les seules armes [autorisées] sont la parole et les arguments. C’est là que va naitre la civitas », explique celui qui enseigne l’éthique aux futurs enseignants.

Les Athéniens avaient compris que pour être à l’agora et discuter, ils devaient « se réguler ». Pour les aider à le faire, ils ont créé des règles. 

« Ces règles, explique Denis Jeffrey, sont au nombre de trois : la première stipule que la parole préside à toutes formes de réactions physiques ; la deuxième, c’est la discipline de soi, la maitrise de soi ; la troisième règle est la juste distance. Il faut garder une juste distance avec les autres citoyens. Cette distance va m’empêcher d’avoir un rapport physique et de casser la gueule [à mon interlocuteur]. »

Pour lui, il est important de respecter les règles de la vie commune comme celle régulant le ramassage des déchets. 

« Dans mon quartier, nous sortons nos poubelles le mercredi soir et nous les reprenons après le passage de la benne à ordures. Nous ne les sortons pas le lundi ou le vendredi. C’est un exemple de règles de la vie commune. »

Toutefois, plusieurs se sentent frustrés par ces règles. Ils leur opposent la liberté. À tort, croit Denis Jeffrey.

« Aujourd’hui, les gens vont dire : “C’est mon éthique, c’est ma liberté ! J’ai le droit d’aller uriner ou de ne pas uriner publiquement.” Non ! C’est une obligation civique de ne pas le faire. Il n’y a pas de choix là. Ce sont des règles. La liberté commence par respecter les règles de civilité. »

Canal Bleu

Ces règles de civilité font justement partie des règles de la vie commune. 

La vie commune ne va pas toujours de soi. Par exemple, lorsque des citoyens ne se sentent pas concernés par l’état d’un lieu public. Pour parvenir à les sensibiliser, il faut parfois s’engager. C’est ce qu’a fait Serge Turgeon, cofondateur de l’organisme Canal Bleu dont le mandat original était de nettoyer la baie des Tortues du Canal Lachine, alors en piteux état. 

« En 2006, j’ai rencontré une dame dans une activité bénévole. Ensemble, nous avons commencé à nettoyer la baie. Puis, une autre dame qui promenait son chien s’est jointe à nous. Elle a parlé de notre action à d’autres promeneurs de chien. Grâce à elle, nous sommes devenus un groupe. »

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Photo fournie par Canal Bleu.

Depuis sa fondation, Canal Bleu a effectué 65 corvées de propreté. L’organisme s’investit maintenant dans la plantation d’arbres et s’implique dans le réseau des ruelles vertes. Il a même tissé des liens avec d’autres mouvements à vocation socioécologique. 

« L’essence de notre action, c’est le civisme. Et au-delà du civisme, ce sont les êtres humains qui doivent bien vivre ensemble. Le bon voisinage est au cœur de notre ambition », confie Serge Turgeon. 

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Photo fournie par Canal Bleu.

Cette initiative citoyenne n’est pas sans rappeler les corvées dans les villages qui réunissaient l’ensemble des habitants. Souvent, celles-ci prenaient vie sur le parvis de l’église où s’échangeaient les nouvelles.

Il n’y a pas si longtemps, rappellent les deux universitaires, l’Église catholique, du moins en Occident, régulait le comportement des citoyens. 

« Ils étaient beaucoup plus enclins à suivre les règles du civisme, car il y avait des consignes claires et une vision du monde qui les ramenait à quelque chose de plus transcendant que la vie quotidienne », souligne Diane Pacom. 

Exercices spirituels

Selon le professeur Denis Jeffrey, « les gens doivent maintenant apprendre par eux-mêmes à s’autoréguler. Car le cœur de la civilité, c’est l’autorégulation ou la maitrise de soi. Pour y parvenir, Socrate propose des exercices », explique-t-il. 

« On n’a jamais osé le dire, mais ce sont des exercices spirituels. Socrate dit qu’il faut faire un travail sur soi. Un travail sur soi, c’est un travail de silence, de concentration. Cela demande une maitrise de son corps. Souvent, Socrate se promenait pieds nus, même l’hiver. Pour lui, le sage est celui qui est autodiscipliné et en maitrise de lui-même. »

Peut-on affirmer aujourd’hui que notre société est autodisciplinée ? 

« Quotidiennement, je regarde ce qui se passe dans la rue avec mes lunettes de sociologue. Je suis ravie de constater que les gens réagissent plutôt bien malgré la gravité de la situation », affirme Diane Pacom. 

L’organisme Canal Bleu illustre parfaitement ce constat de la sociologue.

« Nous essayons de donner une impulsion vers le civisme », avance Serge Turgeon. « Il y a des centaines de personnes en vélo qui nous regardent lorsque nous réalisons nos corvées. D’autres nous voient sur les médias sociaux. Nous espérons que cela va aller dans le sens du civisme et non dans le sens du découragement qui pourrait nous envahir lorsque nous voyons ce qui s’est produit en Gaspésie. »


Yves Casgrain

Yves est un missionnaire dans l’âme, spécialiste de renom des sectes et de leurs effets. Journaliste depuis plus de vingt-cinq ans, il aime entrer en dialogue avec les athées, les indifférents et ceux qui adhèrent à une foi différente de la sienne.