Le Canada serait appelé à devenir un joueur majeur dans les secteurs de la robotisation et de la malnommée « intelligence artificielle ». Drôle de destin. J’imagine que ce n’est pas exactement ce que Champlain, Jeanne-Mance et Cartier avaient en tête lorsqu’ils se sont tapé la grande traversée…
Quoi qu’il en soit, la Banque du Canada annonçait ce printemps que les vingt prochaines années seraient dédiées à l’innovation technologique et à l’automatisation.
La sous-gouverneure de l’institution, Carolyn Wilkins, expliquait toutefois que ces changements majeurs – maladroitement appelés « progrès » technologiques – allaient non seulement couter de nombreux emplois, mais aussi augmenter les inégalités entre les citoyens au pays.
Le « grand remplacement »
Dans son dernier numéro, la revue d’écologie intégrale Limite publiait un dossier sur ce « grand remplacement » de la main-d’œuvre par des automates.
On y cite Jacques Ellul : « ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique ». Et on y rappelle, à juste titre, que l’homo technicus est spécialement doué pour sacrifier son autonomie et ses capacités à toute sorte de veaux d’or faits de puces électroniques, de transistor ou de bornes wifi.
On se justifie chaque jour avec des « je n’avais pas vraiment le choix… » de changer mon forfait d’iChose.
Régulièrement, on se condamne soi-même à une adaptation sans fin – à prix d’or – à la dernière mise à jour, au nouveau modèle. On se croit plus libre, mais on se justifie chaque jour avec des « je n’avais pas vraiment le choix… » de changer mon forfait d’iChose.
S’il y a un esclavage dont il faut se méfier, c’est ce culte des idoles qui nous vendent une alléchante promesse de liberté avant de nous menotter avec l’obsolescence programmée, la stimulation agressive du tout-nouveau et les paiements mensuels sournois.
Quel progrès ?
Un autre problème avec l’annonce de la Banque du Canada, c’est assurément sa complaisance avec le paradigme technocratique, au grand mépris des travailleurs.
Comment, dans la même phrase, soutenir que la robotisation accrue de l’économie canadienne sera un « progrès » et, à la fois, affirmer que cet inéluctable mouvement entrainera des milliers de pertes d’emplois ainsi qu’un accroissement des inégalités ?
(On en vient à se demander qui – à part les robots eux-mêmes, dont le taux de chômage, me dit-on, frôlera le 0% en 2037 – tirera profit de ce « progrès ».)
On peut bien se cacher derrière quelques phrases bienveillantes du type, « il faudra relever de la formation de la main-d’œuvre », mais au fond, on sait très bien que ce ne sont pas tous les ouvriers qui pourront faire un bac en génie mécanique.
Il me semble légitime de se demander si ce remplacement du travail des hommes et des femmes par celui des machines – mouvement déjà entamé depuis des siècles, bien entendu, mais dont la vitesse croît de manière exponentielle – peut être qualifié de « progrès ».
Le travail sans labeur
En amont de tout ce chambardement, il y a, je crois, une importante mutation dans notre rapport au travail.
D’un lieu de sanctification, le travail est devenu un lieu où le moderne doit répondre à l’injonction de l’épanouissement personnel.
Un peu comme la famille.
La naissance doit se faire sans douleur. La mort se faire sans agonie. Entre les deux, l’amour doit se vivre sans souffrance et le travail… sans labeur.
Un constat s’impose : il semble que l’on vive dans un monde où la souffrance est impensable, en ce sens qu’on ne peut plus la penser, tenter de lui donner un sens. Il faut l’anéantir, la contourner, l’anesthésier.
Quelques âmes subversives résistent encore à ce monde sans sueur, sans peine, et courent se réfugier dans la dernière trouvaille sadomasochiste.
Quelques âmes subversives résistent encore à ce monde sans sueur, sans peine, parfaitement sécurisé, programmé, aseptisé, et courent se réfugier dans la dernière trouvaille sadomasochiste.
D’autres, plus audacieuses encore, trouvent un sens au travail, au labeur, dans la grandeur que cachent parfois les tâches les plus humbles: passer la vadrouille pour nourrir sa famille, s’accroupir dans une plate-bande pour participer à la Création…
Entre la recherche active d’une bullshit-job et la quête idyllique du Revenu universel, il y a une antique valeur, une vertu oubliée : le labeur, ainsi que le fruit qui l’accompagne ; la joie des moissons.
Négliger cela, c’est ouvrir la voie à la dérive technocratique actuelle, c’est jouer avec les nerfs de ceux à qui on dit chaque jour « tenez-vous tranquille parce que bientôt, on pourra facilement vous remplacer ».
C’est nier la dignité du travail et du travailleur – dignité intrinsèquement liée à ce qu’ils sont – en les réduisant à ce qu’ils font.