Le philosophe René Guénon est peu lu de ce côté-ci de l’Atlantique. Penseur de la Tradition, il est principalement connu pour ses ouvrages Orient et Occident (1924) et La Crise du monde moderne (1927). Ce personnage iconoclaste figure sans doute parmi les premiers à avoir voulu laver l’Occident de son assèchement spirituel et l’expier de son matérialisme prosélyte, et ce, bien avant l’avènement de ce que Pascal Bruckner a nommé la « tyrannie de la pénitence ».
Né à Blois (France) en 1886, il a soutenu une thèse à Paris sur Leibniz, où il a fréquenté Jacques Maritain et les milieux thomistes.
À la mort de sa femme en 1928, il a quitté la France pour s’installer au Caire, en Égypte, où, quelques années après, il a épousé la fille d’un cheik. Pourtant né dans une famille catholique, il a pris le nom islamique d’Abdel Wahid Yahia et s’est converti à l’islam. Il y est mort en 1951.
René Guénon a pressenti ce qui deviendrait l’esprit de notre temps : si l’Occident doit être défendu, c’est uniquement contre lui-même.
La fin d’un monde
Dans La Crise du monde moderne, René Guénon émet une critique virulente de la modernité. Le monde moderne, parvenu à son terme, serait en crise et en voie d’être transformé profondément, qu’il le veuille ou non.
Cette transition, qui ouvrira une nouvelle ère pour l’humanité sur terre – la fin d’un cycle historique correspondant à un cycle cosmique –, consistera en la fin d’un monde, celle d’une période qui dure depuis six-mille ans : le Kali-Yuga, aussi nommé « âge sombre ». Cet âge, ce sont les temps modernes, la quatrième et dernière période du Manvantura, selon ce qu’enseigne la doctrine hindoue.
Ce qui retient l’attention dans la critique que René Guénon formule est le lien particulièrement cohérent qu’il établit entre le matérialisme, l’individualisme et la démocratie.
L’esprit moderne se caractérise par son esprit antitraditionnel et par la scission qui le sépare de l’Orient, une opposition qui n’avait pas lieu d’être alors qu’existaient toujours des civilisations traditionnelles en Occident, ce qui n’est plus guère le cas.
Cette opposition ne relève pas de l’essence, car la civilisation occidentale moderne est une civilisation anormale et déviée en ce qu’elle est fondée sur la négation de tout principe supérieur à l’individualité et de tout ce qui est d’ordre suprarationnel.
Si l’Occident renouait avec sa tradition, souligne le philosophe, l’opposition entre Orient et Occident serait sublimée. Il suffirait que tous comprennent ce qu’est le monde moderne, c’est-à-dire la négation de la vérité traditionnelle et suprahumaine, pour qu’il cesse d’exister aussitôt.
Matérialisme, individualisme et démocratie
Selon René Guénon, la civilisation occidentale est matérialiste, individualiste et rationaliste, ce qui n’entre pas en contradiction avec la définition usuelle de la modernité. Cependant, ce qui retient l’attention dans la critique qu’il formule est le lien particulièrement cohérent qu’il établit entre le matérialisme, l’individualisme et la démocratie.
La société moderne ne se rattache à aucun principe supérieur aux individus, ce qui est la cause de sa déchéance ; elle est tout entière centrée sur l’action et l’ordre matériel, contrairement aux civilisations que Guénon qualifie de normales, à savoir les civilisations traditionnelles, qui situent la contemplation au-dessus de l’action tout en accordant une place à cette dernière.
Ce n’est pas un hasard si cette civilisation matérielle, au demeurant quantitative, se soucie à ce point de la quantité aux dépens de la qualité ; ce n’est pas un hasard, non plus, si cette civilisation s’est dotée d’un régime démocratique. Car la démocratie, au fond, apparait comme le règne de la quantité, la « somme arithmétique des individus » et la négation de l’intellectualité – l’impossibilité de celle-ci, dans le monde moderne (au contraire du monde spirituel), tient à ce que la multiplicité trône au sommet de la hiérarchie en lieu et place de l’unité.
Le matérialisme et la démocratie se conjuguent dans la mesure où la règle de la majorité, inhérente à la politique moderne, est la « loi de la matière et de la force brutale, la loi même en vertu de laquelle une masse entrainée par son poids écrase tout ce qui se rencontre sur son passage ».
D’où l’assertion assassine de René Guénon : la majorité est l’expression de l’incompétence. La compétence est impossible là où la multiplicité est détachée du principe dont elle émane – l’unité – et auquel elle doit se rattacher pour ne pas se confondre avec la matière et devenir multiplicité pure.
Le redressement du monde moderne
René Guénon ne s’en tient pas à cette critique du monde moderne. Il veut le réformer, le redresser et, pour tout dire, travailler à sa « rénovation totale ». Les éléments du sauvetage de l’Occident se trouveraient en Orient, qui serait néanmoins victime de l’envahissement occidental et de l’inoculation partout de son matérialisme.
Dans l’entre-deux-guerres, à l’époque où La Crise du monde moderne a été écrit, certains parlaient déjà de défendre l’Occident. Si ce dernier doit être protégé, pour le philosophe, c’est uniquement contre lui-même.
La réforme de l’Occident serait de l’ordre d’une restauration traditionnelle, qui le rapprocherait de l’Orient, au contact de l’esprit traditionnel vivant, et le ferait rentrer dans le droit chemin.
Enfin, le projet de René Guénon n’est pas antioccidental, selon lui, mais antimoderne, ce qui consisterait à sauver l’Occident de son propre désordre, lequel, tel un redoutable virus, se répandrait aux quatre coins de la planète. Quel monde émergera du Nouveau Monde issu du dépassement de la modernité ?