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Notre repère qui est aux cieux

Le 20 février 1930, l’abbé Mugnier, « aumônier général [des] Lettres » selon le mot de Maurras, notait dans son journal l’opinion de l’écrivain Ramon Fernandez à propos de la vague de conversions au catholicisme que connaissait depuis deux ou trois décennies le milieu intellectuel et littéraire français : « Les catholiques lettrés pourront s’accroitre mais Ramon ne croit pas à l’avenir de la religion catholique car la conscience moderne, dit-il, n’est pas d’accord avec elle (dogme, discipline, morale). »

L’ignominie du dogme

Personne ne devrait se risquer à des déclarations aussi péremptoires et hasardeuses sur l’avenir du catholicisme ; mais personne ne peut contredire Fernandez à propos du conflit opposant l’esprit (de licence) de la modernité et la prédication évangélique, axée sur la conversion du cœur et l’obéissance de la foi (cf. Mc 1, 15). Ce conflit est au cœur de l’évolution culturelle de l’Occident depuis la Renaissance, et surtout depuis les Lumières.

Baliverne de sorcier mitré, affabulation dangereuse issue de l’éréthisme cérébral de quelques fanatiques canonisés, le dogme est devenu le symbole indépassable de l’arbitraire et du viol de conscience.

À partir de Voltaire et des encyclopédistes en effet, le dogme a été considéré comme le nouveau péché contre l’esprit (critique). Baliverne de sorcier mitré, affabulation dangereuse issue de l’éréthisme cérébral de quelques fanatiques canonisés, il est devenu, en nos temps de liberté prétendument affranchis de tout, le symbole indépassable de l’arbitraire et du viol de conscience perpétré par le pouvoir clérical vingt siècles durant.

Si bien qu’aux yeux des modernes, il ne peut y avoir d’obstacle plus monumental, plus gigantesque, plus infranchissable, sur les routes carrossables de l’intelligence humaine, que le dogme. Et c’est ce qui explique qu’en termes de menace à la liberté de l’esprit, un petit Père de l’Église comme Grégoire de Naziance pèse certainement aussi lourd que douze Gobbels aux yeux de ceux qui ne supportent même pas de voir le pape en peinture.

Le ressac du sacré

Perpétué par l’aveuglement inouï des siècles antérieurs, le dogme est heureusement venu s’échouer sur l’écueil de la critique marxiste (« l’opium du peuple »), sur le diagnostic nietzschéen (« la mort de Dieu »), et, plus prosaïquement, sur le téléviseur ouvert toute la soirée en remplacement du chapelet.

Désormais, on traine le cadavre du dogme en triomphe dans les couloirs des Facultés de lettres et de sciences humaines. On brandit son effigie, pour apprendre aux générations nouvelles à le brocarder ou le haïr, conformément à la plus stricte tradition libérale et au plus généreux esprit d’ouverture.

On ne pouvait pas, pendant des siècles, opposer sottement le bien (la liberté) à la vérité (la Révélation), sans que l’un des deux ne cédât un jour complètement devant l’autre. Ce fût donc à la vérité révélée de plier bagage et de retourner là d’où elle était venue par un demi-clair matin de l’an 1832 avant J.-C., comme une brise fraiche, pour caresser l’âme d’un vieil éleveur mésopotamien, amoureux de Sarah, polygame de cœur moins que de raison, et Patriarche des patriarches.

Depuis, l’univers (en Occident on se prend facilement pour l’univers), l’univers, dis-je, connait les bonheurs et les affres de la vie vécue dans l’oubli de Dieu et l’ignorance invincible de sa geste protopalingénésique*.

Certes, il s’en trouve encore pour avoir la frousse d’un retour indu de la vérole religieuse; certes, on voit d’ores et déjà des bonzes débarqués de Dacca et des imams échappés du Maghreb qui déambulent dans nos villes; certes les vendeurs de grigris et autres colifichets magiques font des affaires d’or au salon de l’ésotérisme, mais ce n’est pas cette farandole de perroquets réincarnés, de chasseurs de djinns ou d’adorateurs d’ectoplasmes qui va ébranler les certitudes bétonnées de l’incrédulité moderne sur l’inanité absolue et irréfragable de toutes ces calembredaines métaphysiques.

Un repère et un repas

Remarquons cependant que les religions orientales exercent un charme sur une frange non négligeable de la population éduquée des sociétés postmodernes.

Car, contrairement au christianisme qui est perçu comme une vieillerie locale dénuée d’intérêt, les croyances et pratiques d’Asie valent leur pesant d’exotisme. Cela explique en partie pourquoi, depuis Romain Rolland, amateur de Gandhi, ou Louis Massignon, amateur d’islam, elles s’exportent en vrac vers l’Occident.

Il est désormais possible de faire un petit crochet par N.-D.G., Parc Ex, ou le West Island, afin de visiter un temple, une pagode ou une mosquée, dans l’espoir d’y dénicher le supplément d’âme que l’avarice d’un monde mesquin nous refuse obstinément.

Cet apport allogène est une chance pour les affamés de spiritualité. Faute de pouvoir se plonger tous les jours dans le Gange et regarder tomber en cendre, comme une cigarette oubliée, le mollet calciné d’un brahmane hirsute dont le corps est soumis à la crémation ; faute de pouvoir écouter se répercuter de loin en loin, sur les parois escarpées de l’Himalaya, les chants gutturaux de moines impassibles ; faute de pouvoir bivouaquer avec sa chamelle dans un désert de sable doré, pour mieux se perdre simultanément dans la lecture du texte incréé et le poudroiement du soleil couchant, il est désormais possible de faire un petit crochet par N.-D.G., Parc Ex, ou le West Island, afin de visiter un temple, une pagode ou une mosquée, dans l’espoir d’y dénicher le supplément d’âme que l’avarice d’un monde mesquin nous refuse obstinément.

Tous, cependant, n’ont pas un faible pour Ganesh, le placide Gautama ou les étourdissants derviches tourneurs. Et l’idée d’évacuer si facilement le christianisme chiffonne parfois l’homme occidental déraciné aux trois quarts, qui considère cette religion comme un irremplaçable terreau identitaire.

S’offre alors la possibilité de cultiver le souvenir et la nostalgie des rites, à défaut d’entériner la fantaisie des mythes.

Car le rougeoiement des braises de la mémoire chrétienne ne s’éteint pas si facilement. À la faveur d’une image, d’une odeur, d’un son, les réminiscences fleurissent et nous ramènent jusqu’à l’époque sacrée de l’enfance, à ce temps révolu où Jésus avait encore une petite place parmi nous, grâce aux classes de catéchisme, à la messe de minuit, aux funérailles du grand-père.

Et les livres jaunis du juvénat sont toujours là, qui témoignent en silence qu’une échappée est peut-être possible vers la transcendance.

Aussi, même si on rechigne à l’idée de s’identifier ouvertement au catholicisme, on refuse tout autant d’évincer Jésus de cette modeste place qu’on lui a conservée dans une encoignure du cœur, au milieu du bric-à-brac des idoles et casseroles qui encombrent les profondeurs de l’âme.

N’était-ce qu’un homme? Est-ce le Dieu vivant? On ne sait trop. Mais c’est un repère. Et il n’est pas dit qu’un jour il ne sera pas, par une mystérieuse migration de la grâce, pour soi comme pour les siens, un repas hebdomadaire.

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Note :

* Le mot « palingénésique » est ici pris dans son sens analogique de « Transformation profonde et salutaire d’un individu ou d’un groupe d’individus qui s’apparente à une totale renaissance » (CNRTL). Ajoutez-y le préfixe « proto- » (qui signifie « antérieur à » ou « au début de ») et vous comprendrez comment on peut considérer l’histoire (sainte) comme la phase antérieure de la « terre nouvelle » (Ap 21, 1) où tout subira une « transformation profonde ».

 

 

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.