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Jugement Alary: le mariage en questions

Un texte d’Antoine St-Hilaire*

Un mariage religieux pourrait ne pas avoir de répercussions sur l’union civile. Tous sont restés pantois devant le verdict de la juge Alary : le Barreau du Québec, Alain Roy – président du Comité consultatif sur le droit de la famille, notre premier ministre Philippe Couillard. Même l’avocate du plaignant qui réclame cette dissociation s’étonne du fait que « Québec vien[ne] de changer son fusil d’épaule, sans justification »!

Cet étonnement est plus que raisonnable. Le jugement Alary vient brouiller les cartes de la jurisprudence québécoise et de l’interprétation traditionnelle qu’elle faisait du droit familial sur un point bien précis : les ministres du culte qui célèbrent des mariages religieux n’auraient plus à transmettre la déclaration de mariage au directeur de l’État civil.

Comment cela est-ce possible si le Code civil prescrit clairement que « la déclaration de mariage est faite, sans délai, au Directeur de l’état civil par celui qui célèbre le mariage »?

Techniquement, cette obligation concerne le mariage civil. L’interprétation récurrente voulait que le mariage religieux soit considéré eo ipso comme un mariage civil, et donc que le célébrant doive lui aussi impérativement transmettre la déclaration à l’État québécois. La nouvelle interprétation fait voler en éclat cet « ipso facto » en dissociant les deux types d’union, dégageant du même coup les ministres religieux de cette responsabilité.

Il y a évidemment plusieurs répercussions juridiques à une telle interprétation. Alain Roy s’inquiète notamment à savoir « comment croire que les conjoints seront tous les deux conscients des conséquences juridiques liées à l’absence de transmission de la déclaration de mariage ».

Le droit familial semble en effet obscur pour plusieurs, comme en témoigne cet exemple : « Selon un sondage commandé par la Chambre des notaires, la moitié des conjoints de fait québécois croient à tort qu’en cas de séparation ils se diviseront en deux les biens acquis durant leur union. Près de 60 % ne savent pas que le conjoint le plus pauvre n’aura pas droit à une pension alimentaire pour lui-même (il pourra seulement en recevoir une pour les enfants). Et 80 % n’ont pas signé de contrat de vie commune. »

Les inquiétudes du juriste sont sans aucun doute justifiées. Mais ce sont des soucis autres – plus fondamentaux, oserais-je dire – qui me préoccupent davantage. Car si le droit, et a fortiori le droit de la famille, est si important, c’est qu’il consolide les assises de la communauté politique. Le jugement Alary, ce me semble, vient introduire un flou dans la conception même de la citoyenneté. Je m’explique.

La famille, cette citoyenne

La citoyenneté est ce qui lie l’homme à sa communauté politique, le citoyen (politês) est l’homme en tant qu’il appartient à sa cité (polis) et la constitue. L’unité fondamentale qui permet de constituer une communauté politique est la famille. Puisqu’elle est la communauté première, la première expérience de koinoia, elle est la condition d’une expérience plus vaste de la communauté, ce qu’est précisément l’expérience politique.

La famille est donc intrinsèquement citoyenne et c’est pourquoi l’État vise à l’encadrer par droit familial.

Mais la famille est aussi essentielle en amont qu’en aval : est n’est pas seulement condition de la fondation du politique, mais aussi de la perpétuation dans le temps de la communauté constituée. En témoignent assez puissamment, il me semble, l’impression d’une perte du sens politique chez les Québécois et nos inquiétudes récurrentes au sujet de la natalité et de l’avenir démographique du Québec.

La famille est donc intrinsèquement citoyenne et c’est pourquoi l’État vise à l’encadrer et à en assurer les conditions de perpétuation par le biais, entre autres, du droit familial.

Or, dans le cas qui nous intéresse, cette citoyenneté de la famille est en quelque sorte dédoublée. La famille n’est pas que l’unité source de la cité : elle est aussi la vocation la plus commune des âmes chrétiennes ainsi qu’une condition essentielle des communautés chrétiennes et de leur participation à la cité de Dieu.

On voit dans ce dédoublement une des figures possibles de ce que d’aucuns (1) ont appelé le « problème théologico-politique », c’est-à-dire le « conflit des allégeances » entre la citoyenneté religieuse et la citoyenneté politique auxquelles l’être humain est appelé en tant que fils de Dieu et en tant qu’être humain simplement – dans ses deux dimensions, devrait-on dire, de nature et de surnature.

Rendre à César…

La dynamique historique de l’Occident fut pour une grande part une lente et difficile résolution de ce problème théologico-politique par l’atteinte progressive d’un équilibre qui nécessitait une interprétation juste de la parole du Christ : « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Lc 20, 25).

Sans s’étendre sur la difficulté d’une telle interprétation, on peut dire que la solution qu’allait trouver le christianisme consistait à interpréter le rapport des deux allégeances dans le sens d’une complétude mutuelle plutôt que dans le sens d’une dissociation.

Dans le cas précis du mariage, rendre à Dieu ce qui est à Dieu ne délivre en rien de la responsabilité due à César – le mariage chrétien étant plus exigeant que l’union civile mais nullement incompatible avec celui-ci.

Puisque cette compatibilité était possible – et elle l’est toujours – le couple marié religieusement n’avait aucun intérêt à dissocier son union de son inscription dans sa communauté civique, politique. Il perpétuait par là l’équilibre de deux citoyennetés qui a assurément participé à ce qu’on pourrait appeler le « génie du christianisme » – génie dont des penseurs tels Pierre Manent et Marcel Gauchet ont dit qu’il était aux origines de la forme politique moderne de la nation (2).

Éviter la fracture?

En essayant aujourd’hui de séparer le mariage civil et le mariage religieux, il me semble qu’on réintroduit inutilement un problème qu’on avait – au moins à cet égard – réussi à régler.

On répondra que cette séparation est pourtant pratiquée dans un pays comme la France. Certes, mais l’union religieuse n’est possible en terre française qu’après une union civile : le religieux ne peut s’autonomiser pleinement du politique.

Cette nouvelle volonté d’autonomiser de manière aussi radicale la citoyenneté religieuse de la citoyenneté civique me semble être une voie toute indiquée pour ramener dangereusement sur la table le problème théologico-politique et de faire des citoyens croyants des demi-membres de la cité, fracturant du même coup la conscience religieuse et la communauté politique.

Si une telle fracture est envisageable entre citoyens et citoyens chrétiens, il va sans dire que le problème serait d’une tout autre envergure dans le cas d’unions maritales d’autres confessions, dont les obligations matrimoniales divergent parfois des responsabilités civiles québécoises.

Le problème est vraiment de taille et il est loin d’être certain que la juge Alary ait pris pleinement acte des effets exponentiels que cette nouvelle interprétation juridique pourrait avoir. Il faut en ce sens placer nos espoirs dans le jugement qui sera rendu en appel.

Plus généralement, il serait souhaitable qu’en dépit de la séparation des pouvoirs, le juridique soit pleinement conscient des répercussions politiques des décisions qu’il rend. Il serait hautement regrettable qu’un tribunal puisse déchirer un équilibre théologico-politique si difficilement atteint. On aurait affaire à un désastreux retournement de la modernité politique contre elle-même (3).

Mais espérons que la citoyenneté religieuse demeure harmonisée à la citoyenneté politique. Espérons que justice soit rendue.

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Notes :

* L’auteur est candidat à la maitrise en philosophie.

(1) On pense à des penseurs comme Leo Strauss, Claude Lefort, Pierre Manent ou Marcel Gauchet.

(2) On lira à ce titre M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard, 1985, P. Manent, « L’Europe et le problème théologico-politique », Histoire intellectuelle du libéralisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987, p. 17-30 et P. Manent et L.-A. Richard, « L’idée de nation. Entrevue avec Pierre Manent » dans L.-A. Richard (dir.), La nation sans la religion ? Le défi des ancrages au Québec, Québec, PUL, p. 31-61.

(3) L’expression est évidemment empruntée à M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002.

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