Ils sont juifs, musulmans, chrétiens. Ils partagent un rêve : que l’âme de la création soit pacifiée par le chant et la musique. Parmi ces ambassadeurs de la paix se trouvent Miguel Ángel Estrella et Khaled Roumo. Miguel Ángel est un chrétien né en Argentine. Khaled est un musulman né en Syrie. Malgré leurs différences, ils ont plusieurs points en commun.
L’amour de la musique est certes le plus apparent, mais il y en a un autre qui, de prime abord, ne saute pas aux yeux : ils ont été appelés par Dieu pour une mission prophétique, c’est-à-dire jouer et chanter pour la réconciliation, pour l’harmonie entre les peuples, pour susciter la fraternité entre les ennemis de toujours. Miguel Ángel a fondé l’organisme Musique Espérance. Khaled, lui, a créé la chorale Le temps de la miséricorde. J’ai eu le privilège de m’entretenir avec ces hommes qui construisent des ponts, une note après l’autre.
Quelquefois, les moteurs de recherche font bien les choses. Pour les besoins de ce reportage, j’inscris dans la boite de dialogue les mots « orchestres pour la paix ». Aussitôt, on me renvoie sur le site de la Fédération Musique Espérance. Après quelques démarches, je joins Miguel Ángel Estrella alors qu’il est dans sa voiture à Paris.
— Vous n’êtes pas au volant, j’espère ?
— Ah ! non, c’est mon chauffeur ! Écoute, Yves, je te donne le numéro de téléphone de ma résidence en Argentine. Tu m’appelles lundi. Cela va me faire plaisir de t’accorder une entrevue.
Français d’adoption, il n’a jamais abandonné l’Argentine où il est né. C’est donc dans ce pays que notre entretien aura finalement lieu.
Lundi, Miguel Ángel est toujours aussi chaleureux. Il me parle comme si nous étions de grands amis. Les milliers de kilomètres qui nous séparent s’estompent. Ce n’est plus une entrevue, c’est une conversation fascinante.
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Miguel Ángel est né le 4 juillet 1940 en Argentine, dans le village de Vinará, situé dans la province de Tucumán. Dès son plus jeune âge, Miguel Ángel vit en relation intime avec la musique. Le chant d’abord. Très tôt, ses proches le confirment : il a un don. Les années passent. Dieu fait émerger en lui un autre talent : il excelle au piano. Il n’est pas surdoué, non. Toutefois, son talent est très vite reconnu. Il quittera son village pour aller étudier le piano grâce à l’argent amassé durant plusieurs années par le clan familial. Le voilà lancé sur la route du succès. Il voyage. Il donne des concerts dans les grandes métropoles. On l’acclame.
Les enfants de Vatican II
Pourtant, l’âme de Miguel Ángel est habitée par un grand désir de justice sociale. Il n’oublie pas ses racines, son peuple. Les pauvres surtout. Ceux de son pays, mais aussi ceux de toute l’Amérique latine. Avec sa femme Martha (aujourd’hui décédée), il va à leur rencontre et joue pour eux. Avec eux. « Tu sais, Yves, nous étions des enfants de Vatican II. Nous collaborions avec les syndicats, les paysans, les autochtones. C’était une chose qui était très mal vue par les différents dictateurs de l’Amérique latine », me dit-il au téléphone.
« Chaque jour, je prie. Je m’exerce au piano et je prie. Ma musique devient une prière. Je pense aux morts et aux vivants. »
Miguel Ángel Estrella
À cette époque, dans les années 1970, l’Argentine et plusieurs pays de l’Amérique latine sont sous l’emprise de violentes dictatures. Pour le punir de se montrer si généreux envers ceux que le régime considère comme des parias, les autorités lui interdisent de jouer dans son pays natal. Puis, en 1977, alors qu’il tente avec sa femme de s’enfuir vers l’Uruguay, il est arrêté. Il disparait. Comme des milliers de ses compatriotes avant lui. L’enfer vient d’entrer dans sa vie. Durant trois ans, il sera torturé, humilié, brisé.
« Je n’ai jamais vu mes tortionnaires. J’avais un bandeau sur les yeux et une cagoule. Nous étions nus. Tout ce que je connaissais d’eux, c’était leur voix. Le responsable des tortionnaires me disait souvent : “Ici, Dieu, c’est nous. Nous sommes les maitres de la vie et de la mort. Depuis que tu es ici, tu n’as pas donné de renseignements. Or, si tu veux sauver ta peau, il faut parler. Ici, tu es seul !” »
Alors que son tortionnaire tente de le raisonner, il entend une voix intérieure lui dire : « Miguel, tu es des milliers, mon amour ! Des milliers ! » Cette voix, c’était celle de Martha. Or, sans qu’il le sache, des milliers de personnes s’étaient mobilisées à travers le monde pour exiger sa libération. Ce vaste comité composé d’Amnistie internationale, de l’organisme Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), d’artistes et de simples citoyens a vu le jour très rapidement et finira par obtenir sa libération des années plus tard.
Le Père/père
Pour résister à ce tourbillon d’humiliation et de douleur, Miguel Ángel s’adresse à Dieu. « J’ai prié comme un fou. Comme un fou ! Je répétais sans cesse : “Notre Père qui es au ciel.” Je pouvais répéter cette phrase trente-cinq fois, quarante fois. Jusqu’à ce que, dans ces ténèbres, je voie le visage de Dieu. Avec le recul, j’ai compris qu’il s’agissait en fait du visage de mon père. » Le visage du Père/père. Le Père qui devient père. Le père qui devient notre Père.
Dans cet univers où la violence est reine, tout devient flou. La folie règne. Pourtant, Miguel Ángel résiste. Il se tourne résolument vers Dieu. Et dans une ultime prière, il lui fait une promesse qui changera sa vie et celle de milliers d’autres. « J’ai dit à Dieu : “Je suis jeune, je ne veux pas mourir. Laisse-moi vivre et je vais faire une musique contre la torture, une musique contre l’apartheid, une musique contre toute forme de discrimination.” »
Tandis qu’il s’entretenait ainsi avec Dieu, une autre voix se fait entendre et lui demande : « Pourquoi faire quelque chose contre ceci, contre cela ? Tu pourrais faire quelque chose pour… » C’est donc en pleine séance de torture que l’idée de Musique Espérance est née.
Libéré en 1980, il se réfugie en France avec toute sa famille. Deux ans plus tard, il fonde officiellement Musique Espérance. Cette dernière est maintenant reconnue par l’UNESCO. La vocation de Musique Espérance est de venir en aide aux jeunes, aux musiciens et aux artistes partout sur la planète, et en particulier dans les pays ravagés par la guerre et la pauvreté.
Ses nombreux concerts servent en grande partie à financer les programmes mis sur pied par Musique Espérance. En 1988, alors qu’il accomplissait une tournée au Moyen-Orient pour le compte de l’UNESCO, il décide de créer l’Orchestre pour la paix. Composé de juifs, de chrétiens arabes et de musulmans, il se produit dans plusieurs pays. Il a pour but de favoriser le dialogue entre les cultures et les religions.
Malgré sa vie mouvementée, Miguel Ángel prend toujours le temps de prier. « Chaque jour, je prie. Je m’exerce au piano et je prie. Ma musique devient une prière. Je pense aux morts et aux vivants. »
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Miguel Ángel Estrella. Un prénom, une vie. L’ange de la paix. Un nom, une étoile. L’étoile des bergers, des humbles. Une mission : promouvoir la paix au moyen de la musique qui rejoint la part divine des hommes de bonne volonté.
Une rencontre personnelle avec Dieu
Khaled Roumo est un de ces hommes dont la volonté est toute tournée vers Dieu, le Dieu de l’Amour universel, cet Amour qui transcende tout, qui ne connait pas de frontières. Il est membre de l’association française Groupe d’amitié islamo-chrétienne.
C’est grâce au rabbin français Gabriel Hagaïque que je suis entré en contact avec Khaled. Le rabbin, un de ses amis, a en effet reçu le courriel que j’avais envoyé à un groupe voué au dialogue entre les religions et animé par des franciscains. Cette entrevue est donc le fruit d’une véritable collaboration interreligieuse.
Au téléphone, Khaled a une voix chaude et profonde. Son rire est invitant. Je sens une très grande vivacité chez lui. Une joie de vivre. Un amour profond l’habite. Celui qui vient d’Allah. Poète et écrivain, il a écrit un livre sur le Coran et a publié un roman.
Pourtant, dans sa jeunesse, Khaled était athée. Son père, gendarme, devait se déplacer régulièrement d’une région à l’autre. Sa mère lui parlait des chrétiens que la famille croisait dans ses déplacements. Khaled se souvient des fêtes religieuses organisées par les musulmans et par les chrétiens syriens. Il observait tout cela avec respect. Mais la foi ne l’habitait pas.
Ce texte est tiré du numéro spécial Musique de la revue Le Verbe. Cliquez ici pour consulter la version originale.
Alors qu’il étudie la littérature française à Damas, il est plongé dans une profonde dépression. « J’avais tout pour être heureux, mais je ne l’étais pas. Je lisais La nausée de Sartre. Je me disais que cela traduisait bien mon état. Ce que l’on appelle médicalement une dépression, moi, j’appelle cela une perte de liens avec Dieu. Bon, lorsque nous sommes plongés dans cet état, nous ne le savons pas. Un jour, en 1963, je préparais mes examens et j’étais au plus bas dans mon désespoir. Je pensais tout savoir. J’avais lu sur les religions, les philosophies, la psychanalyse. Brusquement, je ressens un immense amour envahir mon cœur. Je dis souvent à mes amis en rigolant : “Je n’ai pas entendu de voix. Je n’ai pas vu d’anges.” Cependant, j’avais le sentiment très profond que cet amour venait de Dieu. » Khaled venait de vivre une rencontre personnelle avec Dieu.
Le jardin du Seigneur
Habitué à l’analyse, à la recherche théorique, il veut comprendre ce qu’il a vécu et ce qui le bouleverse au plus profond de lui-même. « J’ai donc lu les écritures saintes de différentes religions, la mythologie, le Coran. Je me suis dit : tout ce qui est mentionné dans ces livres est vrai. Je lisais Gandhi et je me retrouvais dans ses écrits. » Au terme de cette recherche, il fait du Coran sa source spirituelle par excellence.
« Pour moi, le Coran est une source de lumière inépuisable, comme la Torah, la Bible, la Bhagavad-Gita. Vous voyez, je me promène librement dans ce que j’appelle “le jardin du Seigneur”. Il a tout créé. Par conséquent, il est dans tout. Si l’islam ne comblait pas mes attentes de converti, j’irais à la recherche d’une autre religion. Et si je ne trouvais pas d’autre religion qui corresponde à ces attentes, je resterais alors sans religion. »
Khaled insiste. Sa démarche n’est pas théorique. Du moins, pas seulement. « Je ne fais pas dans la théorie. Je peux en faire, étant donné mon parcours universitaire. Quand c’est donné par Dieu, c’est donné pour tous. Tout est là ! C’est un amour qui ne différencie pas. C’est un amour qui est donné d’un seul coup et pour tous. Je n’ai pas de mérite en allant vers les juifs, les chrétiens, les bouddhistes, les athées, les agnostiques et tous ceux qui ne sont pas hostiles à la foi en Dieu. Cet amour qui est placé dans le cœur est mystérieux, il enveloppe tout et s’adresse à tous. Il n’y a pas de mérite à être ouvert aux autres religions. »
Musicien professionnel, Khaled, avec sa femme, a créé un ensemble qui se produit en France et à l’étranger. En 2013, dans le cadre du Groupe d’amitié islamo-chrétienne, il fonde la chorale Le temps de la miséricorde. « J’ai senti la nécessité de créer une chorale qui parle nommément de Dieu avec des chrétiens et des musulmans. Les chants, nous les choisissons de manière à ce que et les chrétiens et les musulmans puissent les chanter, car il y a des points dogmatiques sur lesquels nous ne sommes pas d’accord, et c’est normal. Nous respectons cela. »
La barakah
Khaled croit fermement que, lorsque la chorale chante, elle laisse passer la grâce, la barakah. « Je crois à la grâce, à la bénédiction des messagers de Dieu… Moi, je crois que Jésus, Marie, Mohamed, Moïse, David, Gandhi et d’autres sont vivants au sein de Dieu. Ils ont laissé derrière eux une bénédiction, une grâce. En arabe, nous disons barakah. Quand nous chantons un chant à Marie ensemble, chrétiens et musulmans, il devient un autre chant. Pour moi, ce n’est pas simplement la mélodie, la musique ou les paroles, c’est aussi la présence de l’un de ces esprits. Nous formulons aussi l’intention de partager un amour, la fraternité avec l’auditoire. Donc tout cela ensemble, cela agit mystérieusement. »
C’est ce même amour qui l’a motivé à mettre sur pied un pèlerinage à Chartres dédié à Marie. Depuis neuf ans maintenant, il organise annuellement, avec le Groupe d’amitié islamo-chrétienne, cette journée de partage avec des chrétiens et des musulmans afin d’échanger sur cette grande figure du Coran et du Nouveau Testament. « Nous marchons environ deux heures. Lorsque nous arrivons à la cathédrale, nous avons un atelier de discussions spirituelles. » Dans le comité organisateur, nous retrouvons Hubert de Chergé, frère de Christian, assassiné en Algérie en 1996.
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Miguel Ángel et Khaled, deux prophètes modernes au sein d’un pays laïc où la religion est souvent décriée. Deux parcours, deux religions, un Dieu, une même espérance en la force mystérieuse de la musique et des chants pour convertir les cœurs de pierre en cœurs de prière.
Pour aller plus loin :
Miguel Ángel :
Fédération Musique Espérance federation-musique-esperance.org
Miguel Ángel Estrella, Musique pour l’espérance, Paris, Éditions du Seuil, 1997.
Khaled Roumo :
Khaled Roumo, Le Coran déchiffré selon l’amour, Koutoubia – Éditions Alphée, Monaco, 2009.
Khaled Roumo, L’enfant voyageur, Paris, Bas-Vénitien, 2011.
Illustration de couverture : Caroline Dostie