Photo: Maryon Oliveira (unsplash.com).
Photo: Maryon Oliveira (unsplash.com).

D#5/ Je suis un mortel qui ne sait pas se nommer

D#5/ Discernement. Cela signifie faire la part des choses. C’est faire preuve de perspective. La grande mésentente de notre époque porte sur la confusion à propos des mots. De toute urgence, il faut faire preuve de discernement face aux mots et à leur usage. Éviter la confusion sur le sens des mots, c’est le premier pas, je le crois, vers une société meilleure.


Pour lire les autres textes de la chronique Discernement, cliquez ici.


Le Verbe, pour son numéro de printemps, aborde la thématique sur la mort. Quelle belle idée ! Parce que, disons-le franchement, on ne parle pas de la mort. Et il me parait urgent de le faire.

Par curiosité, j’ai tapé « mort » dans un moteur de recherche, j’ai cliqué sur Actualités. Le résultat était si décevant. Des histoires sordides, des meurtres, des disparitions mystérieuses, ce que les médias classent habituellement sous l’épithète hideuse de « faits divers ». Il n’y a pas à dire, la mort n’est souvent que spectacle pour tromper l’ennui. Mais l’autre option, avec cette recherche, c’est l’annonce de la disparition de personnalités publiques ; ça devient alors un hommage.

À cet effet, vous savez, ces petits reportages qui dressent un bilan de la vie des récents disparus, au bulletin de nouvelles ? Ça porte le nom plutôt rigolo de viande froide. Ces clips sont déjà préparés, parfois des années à l’avance pour les plus vénérables d’entre les stars, pour le jour où, au cas…

Je me demande s’il n’existe pas un déni de la mort actuellement…

Est-ce à dire pour autant que nous nous préparons collectivement à la mort ? Loin de là, et surtout pas comme il le faudrait. Et c’est justement cela mon point : je me demande s’il n’existe pas un déni de la mort actuellement.

Si les catholiques ont toujours eu une vision linéaire du temps, où la vie ici-bas cessera un jour d’être, la culture laïque semble avoir plutôt l’obsession du court terme. Puis, la mort frappe, et on fait semblant d’être surpris.

Ne vivez plus votre deuil : anesthésiez-le!

Dans une culture laïque qui tend à combattre de plus en plus les symboles religieux, il persiste néanmoins ce que j’appelle des emprunts opportunistes à la tradition. Pour le défunt, même athée, il reste les funérailles à l’église et l’enterrement. Des agnostiques béats peuvent encore s’accrocher à ces rituels, faute de mieux.

Autrement, on observe surtout une médicalisation et une judiciarisation de la mort. Celle-ci consiste à préparer notre départ uniquement en termes de technicités : l’assurance-vie, le testament, les préarrangements funéraires, toute la gestion du patrimoine. Mais rien pour réfléchir socialement et philosophiquement à l’éventuel trépas.

D’autre part, la médicalisation de la mort est devenue carrément hégémonique. La mort ne serait-elle que la fin de la vie biologique ? On s’en remet aux CHSLD comme autant de derniers refuges, et on ne débat en société sur la mort que lorsqu’il est question de l’aide médicale à mourir.

C’est sans parler du cartel de l’Association des psychiatres américains et ses auteurs du tristement fameux DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) pour qui le deuil est officiellement une maladie depuis 2013 : en effet, depuis la publication du 5etome, il faut ranger le deuil dans la catégorie de la dépression… avec médication d’usage, bien entendu.

Ce n’est pas assez de taire la mort, il faudrait aussi « geler » le deuil ?

La mort anomique

Je suis toujours épaté par la fascinante actualité du sociologue Émile Durkheim, décédé en 1917. Ce pionnier de la sociologie française a développé une théorie de l’anomie pour analyser nos sociétés industrielles, individualistes, et de plus en plus laïques.

La thèse de Durkheim stipule que toute société comporte son lot de « problèmes normaux » : les crimes, la pauvreté, le décrochage, la violence, les drogues, le suicide… Tout cela existera toujours. Mais lorsqu’un problème social connait une hausse notable, c’est qu’il y a quelque chose dans notre civilisation qui cloche, et qu’il faudra régler si on veut atténuer le problème.

Une société en perte de repères (religieux et symboliques) connaitra habituellement son lot de problèmes sociaux : c’est ce que Durkheim appelle l’anomie.

L’anomie, c’est la perte de sens. C’est l’incapacité, au sein d’une collectivité, de nommer les choses. Une vie anomique est insupportable, car son déroulement n’a pas de sens. Aujourd’hui, la mort n’a pas de sens. Et on tait ce qui n’a pas de sens parce qu’on ne sait pas comment le nommer.

Je suis un mortel qui s’ignore. L’anomie nous gruge tout entier, jusqu’à la mort.

On individualise la mort en résumant le deuil à une épreuve qu’on doit régler par soi-même.

En cette époque anomique, on refoule la mort en ne la nommant pas. Dans le pire des cas, on individualise la mort en résumant le deuil à une épreuve qu’on doit régler par soi-même. C’est la mort psychopop.

Oui, la mort est difficile.

Bien sûr qu’on ne désire pas voir nos proches nous quitter. Il est également normal d’avoir peur de quelque chose que l’on n’a jamais vécu : trépasser, c’est le plus grand plongeon. Mais vivre dans le déni de la mort imminente comme on le fait de plus en plus ne fait qu’envenimer les choses.

La mort, facteur de resocialisation

Plusieurs évènements de notre existence sont si bouleversants qu’ils transforment notre identité : c’est la resocialisation. Quitter, jeune adulte, le nid familial; devenir parent; prendre sa retraite… autant de facteurs de resocialisation. De se savoir mortel permet de ne pas sombrer dans l’anomie. Accepter la mort d’un proche peut transformer notre identité sociale.

Pour s’en inspirer, revoir ce magnifique documentaire de Carl Leblanc, Le commun des mortels, le récit de son père Éverard, qui a traversé le 20esiècle. Cette somptueuse chronique d’une mort annoncée nous enseigne que de réfléchir à la mort prochaine du père nous permet non seulement de tuer l’anomie, mais d’insuffler un nouveau souffle à sa propre existence, de se hisser sur les épaules de celui qui aura été notre géant.

*

Survivre à ton départ m’encourage

à perpétuer ton héritage,

à porter ce que tu es en moi.

Je ne serai plus jamais le même,

car je m’inspirerai de ce que tu as été.

Je suis désormais un mortel qui se nomme

grâce à toi.


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Patrick Ducharme

Patrick Ducharme est sociologue de formation. Il enseigne au niveau collégial dans la région de Québec depuis 2010, tant en Sciences humaines qu’en Soins infirmiers et en Travail social. Il est père de deux enfants, et fier de l’être.