La liberté selon René Girard

Le 4 novembre dernier, le philosophe René Girard s’éteignait à l’âge de 91 ans. Ce professeur de l’université Stanford en Californie, membre de l’Académie française, aura certainement eu une influence importante pendant toute sa carrière. Toutefois, je crois que cette influence ne fait que commencer.

Je ne suis pas un spécialiste de la pensée de Girard. Cependant, par pure coïncidence, j’ai lu un de ses livres pas plus tard que l’été dernier. Dans ce livre qui s’intitule « Le Bouc émissaire », il répond à plusieurs critiques de sa grande thèse sur les processus sacrificiels.

J’y ai découvert un philosophe passionnément engagé dans ses recherches et attentif aux critiques qui, si on en juge par ses réponses, se devaient d’être bien étoffées.

Le nouveau Darwin

Pour le philosophe français que d’aucuns ont nommé « le nouveau Darwin des sciences humaines », l’Homme doit avant tout être considéré dans sa réalité, hors des apriori anthropologiques tant rousseauistes que luthériens. Pour lui, l’Homme peut jouir d’une véritable liberté dans ses actions mais, pour ce faire, il doit se sortir de plusieurs conditionnements qui l’aliènent trop souvent.

L’attention de René Girard s’est donc portée sur l’un d’entre eux, peu connu avant lui : le processus sacrificiel. Ce dernier, pour lequel on peut reconnaître à Girard le crédit de la découverte, consiste en ce que depuis toujours les sociétés, et les hommes qui les composent, tendent à chercher leur unité sociale en trouvant un bouc émissaire :

grâce au mécanisme persécuteur, l’angoisse et les frustrations collectives trouvent un assouvissement vicaire sur des victimes qui font aisément l’union contre elles, en vertu de leur appartenance à des minorités mal intégrées, etc. (1).

On est tous plus ou moins conscients de ce processus et on tente souvent de le combattre. Par exemple, lorsque l’on essaie tant bien que mal d’empêcher les « amalgames » qui pourraient stigmatiser une communauté, on limite ce processus presque naturel de cohésion sociale par le bouc émissaire. Et c’est très bien ainsi !

L’étude de l’œuvre de René Girard est très complexe et nécessite évidemment plusieurs distinctions que je n’ai pas le loisir d’expliciter ici. Cependant, sa thèse centrale m’apparaît très intéressante à deux niveaux.

Le bouc émissaire

Dans un premier temps, on se rend compte qu’aucune société n’est à l’abri de ces processus sacrificiels, ce qui nous permet de rester toujours attentifs à ce risque.

En effet, on ne s’en rend pas toujours compte mais notre société est loin d’être exempte de cette tendance à trouver un bouc émissaire sur lequel rejeter nos blâmes et notre propre culpabilité, procédant ainsi à une sorte d’expiation. Selon moi, les différents scandales et les lynchages publics et médiatiques participent souvent de ce processus.

En ce sens, Girard peut nous être utile lorsque nous percevons ce type de comportement en nous-mêmes et dans la société. Il nous révèle ces « choses cachées depuis la fondation du monde ». Plus on est conscient de ces tendances, plus on a les outils pour s’en libérer et ainsi,

les chasseurs de sorcières tombent sous le coup de cette révélation, ainsi que les bureaucrates totalitaires de la persécution (2).

Le christianisme et la cité

La deuxième grande innovation de Girard c’est qu’il a ouvert une nouvelle perspective dans l’étude des influences politicosociologiques du christianisme et ainsi, de la centralité de la théologie.

Dans un monde universitaire de plus en plus hermétique à considérer la théologie comme ayant une influence et, ainsi, comme objets sérieux d’étude (j’ai en tête la fermeture du département de théologie de l’Université de Sherbrooke), on peut lever notre chapeau à cet intellectuel qui a privilégié la recherche de la vérité à la popularité, jusqu’à s’exiler dans un milieu capable de comprendre la profondeur de ses propos.

En effet, la contribution de René Girard a ceci de spécifique qu’il a montré le caractère proprement libérateur du christianisme en ce qu’il nous rend manifeste le processus décliné plus haut.

Pour lui, le « ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc 23,34) de Jésus sur la croix représente cette tendance inconsciente depuis les origines à chercher un bouc émissaire. Or, « toute violence désormais révèle ce que révèle la passion du Christ, la genèse imbécile des idoles sanglantes, de tous les faux dieux des religions, des politiques et des idéologies » .

En ce sens, le sacrifice de Jésus sur la Croix a le double rôle de nous révéler ce processus et de permettre à ce dernier de s’affirmer sur Lui une bonne fois pour toute :

le Christ désormais est à la place de toutes les victimes (3).

Ainsi, le sacrifice ultime du Christ sur la croix allait devenir l’événement libérateur par excellence puisque grâce à lui, plus jamais besoin de chercher un bouc émissaire ni de s’adonner à des spectacles barbares.

Dans le cas inverse, un rejet en bloc de l’Évangile n’est pas le signe d’une plus grande rationalité mais l’annonce du retour à la magie et à la violence persécutrice. Dur de constater que souvent, notre société prétendument « libérée » de l’influence des religions, est souvent la proie de ce mécanisme inconscient.

En ce sens, nous aurions tout à gagner en redécouvrant la place qui revient à la théologie dans les problèmes de société. Espérons que l’œuvre et l’héritage de René Girard rendra possible une telle réinsertion.

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Notes:

1 René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Ed. Grasset & Frasquelle, p. 61.
2 René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Ed. Grasset & Frasquelle, p.310.
3 René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Ed. Grasset & Frasquelle, p. 296.

Francis Denis

Francis Denis a étudié la philosophie et la théologie à l’Université Laval et à l'Université pontificale de la Sainte Croix à Rome. Il est réalisateur et vidéo-journaliste indépendant.