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Photo: Kowit Phothisan (unsplash.com)

Dieu n’est pas une théière

Dans « Le Devoir de philo » du 27 octobre dernier, l’écrivain et anthropologue Daniel Baril, bien connu pour son athéisme militant, présentait la pensée du philosophe Bertrand Russell (1872-1970) afin de soutenir l’idée que « la science et la religion s’affrontent dans la recherche de la vérité ». Selon notre collaborateur Jeffrey Elawani, rien n’est moins certain.

J’ai une grande admiration pour Bertrand Russell.

D’abord, le philosophe a élaboré une conception des mathématiques insoupçonnablement féconde et séduisante. Ensuite, l’homme a généralement témoigné d’une intégrité intellectuelle et d’un courage civique admirables. Et pourtant, on peut dire de lui, comme on l’a dit d’Origène : ubi bene, nemo melior, ubi male, nemo pejor (quand il est bon, personne n’est meilleur, quand il est mauvais, personne n’est pire). En termes de religion, Russell a été un critique superficiel et grossier.

L’âpreté de ce constat n’est pas adoucie par la facilité du texte paru le 27 octobre dernier. Dans sa présentation de la conception russellienne de la religion, Daniel Baril cherche, contre la perspective de complémentarité entre science et religion, et a fortiori contre leur accord, à provoquer leur affrontement en distinguant deux notions de vérité : la vérité provisoire scientifique et la vérité absolue religieuse.

L’intimité de la croyance

Dans le genre, l’argumentation que fait valoir M. Baril est éculée.

Malgré tout, il est bon de s’attarder au raisonnement philosophique qui la soutient. Entre autres, il faut éclairer pourquoi, si science et religion cherchent deux vérités différentes, elles se disputent à son avis. Pour trouver un terrain d’opposition, M. Baril doit dire que les deux notions de vérité renvoient à des modes de croyances incompatibles et antipathiques.

Il n’avance donc pas une proposition de physique qui contredit un article de foi, mais un jugement philosophique.

Or, il faut savoir que le système de croyances d’un individu, pour des raisons de principes, n’est pas assimilable à une théorie scientifique.

L’anthropologue se prononce sur la nature (et la valeur) de deux attitudes de croyance. Or, il faut savoir que le système de croyances d’un individu, pour des raisons de principes, n’est pas assimilable à une théorie scientifique.

D’abord parce que si l’on prend ce concept d’individu au sérieux, certaines des croyances d’une personne la concernent dans son intimité fondamentale et leurs raisons ne sont pas partageables au sens où le sont les déductions et les contrôles expérimentaux qui justifient les propositions scientifiques.

Une sagesse humaine

Le chrétien admet qu’un savoir particulier nous vient d’un processus d’apprentissage auquel nous avons part en tant qu’être personnel. Certaines choses sont apprises par un effort individuel ou une souffrance personnelle qui impliquent notre constitution affective et notre pouvoir de délibération.

La sagesse évoquée par M. Baril dans son texte en fait partie. Quand un père console avec une condescendance bien dissimulée son adolescent qui vit une première rupture, il a de la sagesse.

Quand une aînée endeuillée de ses anciens compagnons et du passé manifeste, malgré tout, un intérêt soutenu et toujours renouvelé pour l’avenir, elle a aussi de la sagesse.

Ensuite, notre système de croyances personnelles diffère d’une théorie parce que le monde n’est pas considéré par nous comme la somme des objets de nos hypothèses vérifiées, mais comme ce qui nous affecte, ce à quoi nous participons.

Nous avons beau être dépourvus d’une théorie méthodologiquement irréprochable, nous devons nous prononcer et agir pour le mieux.

Dans les circonstances, ce qui fait l’accord entre les failles des théories scientifiques, ce sont nos intérêts et notre interaction avec le monde. Ces intérêts et ces interactions ne sont pas dirigés par le seul caprice ou la contingence. Une raison et un discernement y participent certainement.

En voulant extrapoler d’un système isolé de particules à une conception métaphysique générale et complète sur le monde, on se prête à une abstraction évidente. Quand on oublie que l’homme a des relations de devoir, une conscience de sa mort, un rapport historico-pragmatique au monde et des sentiments d’amour ; puis quand on porte, fort de cet oubli, un jugement sur la croyance humaine, on donne aussi dans une abstraction (moins évidente).

Reconnaître l’arbre à ses fruits

Toutes ces formes d’interactions énumérées sont réglées harmonieusement par la croyance religieuse, au moins par le catholicisme que le texte prend pour cible principale. Le devoir y est fondé par un élan volontaire du cœur renouvelé par la conversion au bien ; la mort et la souffrance y sont considérées comme des épreuves plutôt que comme des arguments pour nier la valeur de l’existence ; la tradition et l’expérience des générations y sont reconnues ; la charité y étend le sentiment amoureux à toute la création, liant la beauté et le sens moral.

Ces positions sont discutables. Mais, étant donnée notre situation d’hommes, il faut prendre position! On ne peut demander des raisons pour une absence de croyance dans le cas de la théière en orbite évoquée par Russell. Dans la foi, cependant, Dieu est bien moins un objet dont l’existence s’établit à la manière des théières qu’un être qui se manifeste par ses effets dans le monde.

Cette manifestation, pour le chrétien, au niveau existentiel et moral, est l’exemple illustre du Christ et l’évangile qu’il prononce.

Devant la conversion et l’édification morale, on peut nier l’existence du Christ, ramener la conversion à de l’autosuggestion ou relever les intentions sombres des saints. Pourtant, il faut bien se prononcer et donner des raisons.

Il reste possible de dire que, le mode d’interaction de la religion, indépendamment de son harmonie isolée, porte l’homme au conflit nécessaire avec la science. Mais cela est effectivement faux. On peut riposter par des contre-exemples aux exemples de M. Baril.

Même Galilée qu’on cite avec volupté comme victime de la religion était un homme qui proposait une théorie exégétique et qui exprimait une ferveur véritable.

Newton, Euler, et Leibniz ont apporté des contributions fondamentales à la science. Certaines conceptions théologiques jouent un rôle actif dans leur production scientifique. Même Galilée qu’on cite avec volupté comme victime de la religion était un homme qui proposait une théorie exégétique et qui exprimait une ferveur véritable.

Vérité absolue?

Du point de vue des principes, il est dit par M. Baril, que, en science, la vérité technique se substitue à la vérité absolue. Est-on, pour autant, dépourvu d’une idée de vérité absolue quand on juge que le monde est déterminé par certains rapports objectifs?

Partagé par Bohm, Einstein et Penrose, le réalisme scientifique implique l’idée d’une vérité absolue. Les particules ont une trajectoire et un comportement déterminés quand même si, pour l’un, il y a une indétermination statistique due à une méconnaissance des conditions initiales, ou que, pour l’autre, une nouvelle théorie quantique est nécessaire.

Un chrétien croit en la vérité absolue du credo. Il n’est pas pour autant certain de la moralité de son action ou du mécanisme de son esprit. Croire en une vérité absolue ne revient pas, ici non plus, à se croire omniscient.

L’apôtre Paul conseillait de tirer le bon de tout ce qu’on nous présente. Conformément à ces enseignements, le savoir grec a pénétré rapidement la patristique. Étant donnée cette première irrigation par le savoir, de nos jours, il est désolant qu’une lecture biblique littéraliste contredise l’évolution.

Les premiers exégètes eux-mêmes proposaient une lecture spirituelle tellement plus sophistiquée. Mais, réciproquement, nous souvenant de certaines critiques païennes du martyre chrétien (1), nous sommes en droit de plaindre le manque de subtilité et de pénétration de la position moderne présentée par M. Baril.



Notes :

(1) «Que doit être l’âme… Cette préparation à la mort est la conséquence toute naturelle de cet examen constant de soi-même, que le Platonisme avait recommandé, et qu’avait si énergiquement pratiqué le Stoïcisme. La soumission à la volonté de Dieu durant toute la vie est un secours assuré au moment de la mort. ― Comme pour les chrétiens.

C’est la seule fois que Marc-Aurèle parle des chrétiens ; et, dans ce qu’il en dit, on peut voir tout à la fois un blâme et un éloge. Il leur reproche d’obéir à une impulsion étrangère, au lieu de puiser en eux-mêmes la force dont l’homme a besoin pour bien vivre et bien mourir. Mais il reconnaît qu’ils sont prêts au moment de quitter la vie, et c’est une louange indirecte qu’il leur adresse ; car c’est là le point essentiel. Il n’y a ici, entre la philosophie et la religion, qu’une différence de forme et de méthode.»

Marc-Aurèle, Pensée pour moi-même, Livre XI, 3e section. Traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, 1876.

 

Jeffrey Elawani

Jeffrey a étudié en mathématiques et en philosophie a l'Université Laval et est maintenant candidat à la Maitrise en philosophie à l'UdeM. Eu égard à l'actualité, il se préoccupe de la manière dont on considère et comprend le comportement humain dans le monde d'aujourdhui.